Pour résumer le quadrilatère amoureux : l’épais M. de Cosmelly trompe avec la vénéneuse Fanfarlo la subtile Mme de Cosmelly, laquelle demande à son ami d’enfance retrouvé Samuel Cramer de s’attirer les faveurs de la séductrice. Modifiez les prénoms et à la rigueur les caractères pour obtenir le scénario de plusieurs centaines de récits / pièces de théâtre / (télé)films / épisodes de sitcom existants ou à produire : un air de déjà vu entoure la Fanfarlo. Baudelaire le sait, « Samuel ne s’étonna point de retrouver un ancien amour de jeunesse asservi au lien conjugal. Dans l’histoire universelle du sentiment, cela est de rigueur » (p. 25 en « Folio »).
Quand on lit « histoire universelle du sentiment » dans un texte de 1847 et qu’on a suivi les cours de français au lycée, on pense à Balzac. Baudelaire aussi pense à Balzac. Non seulement l’intrigue, mais aussi la dimension morale – et non moralisante – du récit appelle Balzac : « Les hommes pris au trébuchet de leurs fautes n’aiment pas faire à la clémence une offrande de leurs remords » (p. 56, et la formule a tout de même plus de gueule que les hommes sont têtus). Non seulement la dimension morale, mais les personnages. Balzac eût sans doute approfondi les portraits, Baudelaire tire moins à la ligne.
M. de Cosmelly, figure falote aussi dépourvue d’envergure que pourvue d’argent, pourrait figurer dans la Comédie humaine. La Fanfarlo, « danseuse aussi bête que belle. – Vous qui êtes auteur, vous la connaissez sans doute » (p. 38, la précision du narrateur-auteur lui servant là encore à montrer qu’il n’est pas dupe), est le type de la femme fatale qui brise les ménages, par nature et non par malveillance. Samuel, « à la fois un grand fainéant, un ambitieux triste, et un illustre malheureux ; car il n’a guère eu dans sa vie que des moitiés d’idées » (p. 17) est un peu différent : il commence le récit comme un de ces héros poètes-bohèmes à qui leur naïve ambition sert de force (qui a dit Rastignac ?), mais devient de plus en plus proche de ces héros célibataires fin-de-siècle auxquels Jean-Pierre Bertrand a consacré une étude (qui a dit Des Esseintes ?). C’est qu’entre-temps, « honteux d’avoir été bête, il voulut être roué » (p. 41). Il sera finalement « puni par où il avait péché. Il avait souvent singé la passion ; il fut contraint de la connaître » (p. 57).


Quant à Mme de Cosmelly… Le lecteur, comme Samuel, pourrait ne la prendre que pour une de ces jeunes femmes mal mariées, c’est-à-dire trop tôt et avec un homme trop âgé, dont regorgent les récits sentimentaux : « Il manque à ces malheureuses victimes, qu’on nomme filles à marier, une honteuse éducation, je veux dire la connaissance des vices d’un homme » (p. 35), dit d’elle Baudelaire – là encore ça pourrait être Balzac. Pourtant, dans le jeu de manipulations à plusieurs fils que constitue la Fanfarlo, elle n’est le pantin de personne en particulier. Samuel s’en aperçoit tôt dans le récit mais tout de même trop tard : il « ne savait pas au juste où cette charmante victime voulait en venir ; mais il commençait à trouver qu’elle parlait beaucoup trop de son mari pour une femme désillusionnée » (p. 35). Elle a compris que chez le poète solitaire Samuel, l’amour est faiblesse – ce dont il n’est lui-même pas conscient.
Évidemment, tout cela tient en une quarantaine de pages d’un récit où l’essentiel est implicite et l’explicite superflu. Baudelaire connaît ses classiques et maîtrise toute cette tradition littéraire de la fiction sentimentale. La Fanfarlo pourrait être à la nouvelle sentimentale à chute ce que les Fleurs du Mal sont à la poésie : à la fois synthèse de ce qui existait avant (je ne reviens pas sur Balzac) et fixation de codes appelés à durer – mettons chez un Huysmans ou même un Paul Morand, pour les héros solitaires ; ou chez Barbey d’Aurevilly, qui affinera encore la structure de telles histoires : une très lente préparation, une légère accélération aux neuf dixièmes du récit et une chute imparable.
Contrairement à ce que fait Balzac – ou peut-être conformément à ce qu’il eût voulu faire, car je reste persuadé que Balzac est un humoriste incompris –, Baudelaire tient ici à montrer qu’il n’est pas dupe. (Oui, tout comme Cramer aime mieux être « roué » que « stupide ».) Il y a dans la Fanfarlo un balancement perpétuel entre des sentiments purs et une forme de recul, qui rend le récit extrêmement caustique. (On peut maintenant penser à Flaubert pris entre lyrisme et cynisme.) L’expression de ce recul, de cet anti-sentimentalisme est si manifeste qu’elle passerait presque, au bout du compte, pour une absence de prise de risques.

Alcofribas
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le 28 mai 2018

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