Ce gros pavé, cet immense classique de l'histoire sociale du début de l'ère industrielle, fourmille d'analyses brillantes, d'idées géniales à peine suggérées qu'il faudrait sans doute beaucoup de temps à digérer. La première difficulté pour le lecteur français est l'altérité de l'histoire anglaise. Thompson, en effet, entend étudier la formation de la classe ouvrière anglaise, en un sens marxiste : comment la classe prolétarienne a pris conscience d'elle-même en tant que classe d'opprimés dans le système capitaliste. L'originalité de l'entreprise est de faire remonter cette conscience de classe aux traditions populaires de lutte politique du XVIIIe siècle et même au-delà, où l'auteur montre que la révolte populaire contre l'industrie est enracinée dans des principes séculaires d'auto-organisation, de dignité humaine exprimée dans une coutume instaurant des rapports jugés équitables entre employés et employeurs, où le salaire et les prix ne sont pas commandés par l'absconse et arbitraire loi de l'offre et de la demande mais par des critères concrets de nécessité et de qualité (des personnes en situation sociale difficile recevront un meilleur salaire ; les biens sont conçus comme ayant un prix juste en fonction de leur utilité réelle dans la vie sociale). Les révoltes préindustrielles se caractérisent par un sens aigu de l'organisation dans un activisme rigoureusement codifié par la coutume.


Avec la Révolution française naît un mouvement insurrectionnel qualifié de « jacobin » au Royaume-Uni et en Irlande, prônant le renversement du régime et complotant le débarquement français en Angleterre et surtout en Irlande. Des clubs politiques appelés Sociétés de correspondance entretiennent la circulation des idées, organisent des débats dans des tavernes, et deviennent vite la cible de la répression gouvernementale : Thompson décrit une réaction des élites paniquées par une contamination de la Révolution française en Angleterre. L'habeas corpus, avec ses droits qui protègent le citoyen de l'arbitraire royal, est suspendu jusqu'à nouvel ordre. Les syndicats sont interdits. Se développe alors un militantisme souterrain, clandestin, surprenant d'organisation et de discipline : les espions du roi ne parviennent pas à pénétrer ces milieux qui cohabitent avec les sociétés d'assistance mutuelles, à peine tolérées, organisations communautaires calquées sur les modèles d'Ancien régime assurant la sécurité sociale de ses membres.


Dans le même temps, l'économie évolue avec :


  • D'une part le mouvement des enclosures qui vise à privatiser les terres communales qui permettaient à de nombreux villageois d'améliorer leur niveau de vie en y faisant paître leurs bêtes ou en allant chercher du bois et petit bois dans les forêts ; mouvement qui va de pair avec une conception plus stricte de la propriété privée faisant disparaître de nombreux droits permettant la subsistance des villageois les plus pauvres. Il était, par exemple, interdit de clôturer son champ (d'où le terme d'enclosures) pour permettre aux pauvres de bénéficier du droit de vaine pâture, c'est-à-dire faire pâturer leurs bêtes sur les champs durant la période entre la récolte et les labours d'automne où un peu d'herbe et de mauvaises herbes ont eu le temps de pousser. Il est aussi question d'autres droits, comme celui de faire paître ses bêtes sur les chemins ou ce qu'on appelait en France les terres gastes (improductives, comme les marécages).
  • D'autre part l'introduction des machines qui fait s'effondrer le niveau et la qualité de vie de nombreux travailleurs, petits artisans à domicile réalisant parfois le travail du début à la fin, ou simplement une tâche dans le processus de fabrication d'un objet pour le compte d'un tiers. La principale critique adressée au système de la manufacture est la perte d'autonomie du travailleur asservi aux cadences infernales de l'usine, au chronométrage du travail et à la discipline humiliante imposée par les contremaîtres. Autrefois, le travailleur pouvait disposer de son temps comme il le souhaitait chez lui et partager sa journée entre distractions, travail domestique, travail professionnel et occupation des enfants. Thompson insiste sur le fait que l'image de la campagne arriérée ne naît qu'au XIXe siècle et montre la richesse de la vie culturelle des villages des Pennines (région isolée de collines et de landes au centre de l'Angleterre) où une maison communale pouvait abriter un musée fait des collections rassemblées par tel villageois passionné d'entomologie ou un autre de minéralogie, où les écoles du dimanche permettaient au commun des mortels d'au moins savoir lire et souvent d'écrire, où le modeste artisan écrivait, parfois, de la poésie. Ce monde disparaît dans l'aliénation industrielle qui impose des cadences allant jusqu'à l'épuisement — mettant fin à toute l'économie domestique (potager, jardin, menus travaux, etc.) qui existait auparavant — et des salaires volontairement médiocres pour ne pas que le salarié ne travaille que quelques jours dans la semaine pour passer le reste du temps à dépenser son pécule au bistrot ou à la foire. Une forme de moralisme puritain, où l'utilitarisme de Bentham a eu une influence de premier ordre, en vogue dans les élites entend redresser moralement les hommes du peuple en les faisant correspondre à un idéal disciplinaire de rationalité. En outre, l'introduction des machines permet le salariat des femmes et des enfants (le travail étant moins physique), et donc de créer artificiellement une masse de chômeurs prêts à se faire embaucher à n'importe quel prix. Le mouvement des enclosures visait le même objectif en dépeuplant les villages de ses habitants les plus précaires poussés à la misère. Tout ce passage m'a semblé assez difficile à comprendre car la situation française est beaucoup plus claire, avec la rupture nette opérée par les lois Le Chapelier de 1792 là où, en Angleterre, les institutions anciennes tentent de survivre en concurrence avec l'anarchie organisée par le libéralisme promu par l'Etat.

C'est ainsi que la classe ouvrière anglaise a été « formée. » Thompson remarque l'implication de l'exécutif dans la destruction volontaire des structures coutumières empêchant le plein épanouissement du libéralisme, non pas sans l'embarras de certains députés libéraux voyant bien qu'ils trahissaient là une partie de leurs idéaux.


Ce contexte aboutit à l'insurrection luddiste, dont Thompson montre l'organisation soigneuse, véritable opération planifiée par des groupes disciplinés, armés, ayant établi un plan d'ensemble cohérent visant à la destruction méthodique des machines dans chaque village, sans qu'aucune violence ne soit commise. La répression brutale du gouvernement y mettra un terme, ainsi que le durcissement des lois contre l'agitation ouvrière. Suit une période de temps, entre 1817 et 1840, où le mouvement ouvrier finit de prendre forme autour de figures que l'auteur qualifie de démagogues, mélange de romantiques, de vieux jacobins et d'un socialiste utopique, Owen, riche propriétaire rêvant d'une refonte scientifique de la société pour la rendre plus rationnelle, et donc meilleure (c'est le sens originel du socialisme), et de combats politiques comme la liberté de manifester et la liberté de la presse.


Tout au long de l'ouvrage, l'auteur montre la vivacité d'une culture populaire riche, peuplée d'autodidactes disposant de leurs propres bibliothèques, de leurs références privilégiées, discutées au sein de groupes de discussions organisés plus ou moins clandestinement dans les tavernes. Et surtout, une culture populaire qui plaçait haut dans la hiérarchie des valeurs le principe de défense, au péril de sa vie, de sa dignité d'homme libre (plus précisément ici, « l'Anglais né libre », concept hérité du Moyen Âge et qui se retrouve également en France), par le biais de l'organisation autonome, démocratique, fortement régulée par la coutume. Traits marquants de ce début de XIXe siècle qui ont bel et bien disparus.

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le 21 déc. 2023

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