La Frontière
8.2
La Frontière

livre de Don Winslow (2019)

Cartel annonçait la fin d'une odyssée, entamée avec La Griffe du Chien, dans la guerre de la drogue. Son auteur Don Winslow revient pourtant avec La Frontière, troisième et dernière partie d'une œuvre colossale débutée en 2005.
C'est parce qu'il s'en est passé des choses en quelques années si l'on regarde du côté de l'actualité. Joaquín Guzmán alias El chapo, figure de proue du cartel de Sinaloa (ayant grandement inspiré le personnage d'Aidan Barrera dans la série de Winslow), fut arrêté en 2016. Son départ coïncida avec plusieurs évènements :
l'apparition d'une nouvelle drogue la "China White" (poudre coupée avec du fentanyl), et surtout une remontée de la violence, due principalement à la guerre que se livrent les organisations et sous-organisations criminelles. Mais aussi bien entendu l'élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Le candidat a défrayé plus d'une fois la chronique en accusant le Mexique de tous les maux et évidemment avec son idée de bâtir un mur pour séparer les deux pays. Bref, beaucoup d'évènements qui ont convaincu Don Winslow de retrouver ses personnages afin d'écrire le dernier chapitre de leurs combats. Bien malgré lui, l'écrivain est devenu sur les dernières années une figure engagée contre le discours belliciste du résident actuel à la Maison-Blanche et des politiques infructueuses menées dans la lutte anti-drogue. La Frontière revêt donc une charge politique d'autant plus forte que beaucoup d'évènements et de personnages évoquent directement le contexte actuel.
Comme de juste, une grosse partie de l'intrigue se situe cette fois aux États-Unis, où nous suivons les agissements d'Art Keller catapulté à la tête de la DEA. C'est bien dans les arcanes du pouvoir à Washington que se niche la clé du conflit opposant le vieux briscard aux cartels depuis 40 ans. En parallèle, nous assistons aux complots déchirant les héritiers du trône laissé vacant par Aidan Barrera au Mexique. Mais aussi à la fuite désespérée d'un petit garçon cherchant à fuir les bidonvilles du Guatemala pour l'Amérique du nord. Il y en a encore d'autres : un policier en mission d'infiltration, une junkie coincée dans la spirale de l'addiction, une ancienne "gloire" de la drogue qui cherche à la retrouver, et quelques autres noms familiers...
Comme les deux premiers volets, La Frontière est dense. Très dense. Son titre évoque bien sûr la ligne de séparation géographique mais également morale. Une ligne que la plupart des personnages ne perçoivent plus quand ils doivent agir. Leurs actions et découvertes ne vont rien arranger au fil des pages. À mesure que les chapitres défilent, on ne sait plus très bien qui s'inspire de qui : les cartels des services de renseignements ou l'inverse. Et c'en est glaçant.
Le style percutant de Don Winslow fait une fois de plus mouche : l'épure diablement efficace ne masque jamais les ramifications profondes que l'histoire amène avec elle. C'est tout le génie de son auteur : parvenir à rendre intelligible la complexité d'un mal entretenu par les relations incestueuses entre la politique, la finance et le crime. Si Winslow consacre moins de temps aux exactions commises dans cette guerre, il n'en traite pas moins de leurs conséquences et surtout les causes.

La lecture de l'ouvrage (massif) est tout aussi prenante qu'elle le fut pour La Griffe du Chien ou Cartel parce qu'elle n'oublie jamais de se connecter au réel. Le personnage de John Dennison bien sûr (copie conforme du président américain en fonction), mais aussi les enlèvements de Tristeza (renvoyant au massacre d'Iguala survenu en 2014). Avec un soin (désormais coutumier), Don Winslow parvient à rendre attachants les protagonistes principaux : les chevaliers blancs (Ana, Marisol, Hugo, Bobby Cirello) mais aussi ceux qui naviguent en zone grise (Keller, Nico ou Ric,...). C'est par ce biais que La Frontière délivre parfois de purs moments de tension. Et rend la réflexion de son auteur encore plus passionnante.
Le seul tout petit bémol que j'émettrai concerne deux personnages croisés dans le tout premier roman


(Sean Callan et Nora Hayden)


, que je trouve un peu trop en retrait à mon goût.
En trois œuvres, Don Winslow est parvenu à cartographier les angles morts de l'Amérique, à remettre son action en perspective de son Histoire, et à inviter ses lecteurs (mais aussi l'opinion publique) à repenser cette guerre antidrogue qui gangrène le continent depuis un demi-siècle.
Réussir ça en trois livres (dont La Frontière est une magnifique conclusion), cela tient déjà d'un vrai tour de force. Pour ça, Don Winslow mérite tout le respect.

ConFuCkamuS
9
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Créée

le 20 oct. 2019

Critique lue 813 fois

5 j'aime

ConFuCkamuS

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