« Le mieux serait de pouvoir rester en vie à jamais. Même si l’on ne mange pas à sa faim, même si l’on est mal vêtu, que l’on doit chaque jour porter pelle et houe et paniers emplis de fumier pour travailler la terre, pouvoir seulement rester en vie, ce serait bon. Pourquoi donc doit-on mourir ? »
La fuite du temps (日光流年) présente le village condamné des Trois Patronymes dans des montagnes paraissant aussi majestueuses que délaissées des autorités, dans le Henan, province natale de Yan Lianke (阎连科), l’auteur du roman. La seule façon que trouve Yan Lianke de sauver les habitants de ce village étant de remonter le temps, remonter le temps permettant aussi de comprendre les raisons de cette condamnation certaine, une condamnation à mourir à la portée très universelle et en même temps très singulière à la réalité de ce petit village chinois dans lequel personne ne réussit à vivre plus de quarante ans.
Le roman traverse ainsi la Chine des années 1990 aux années 1950. La première partie parle du développement économique des années 1990, dans lequel l’essor des villes se conjugue à l’agonie des villages. La seconde partie parle des réformes de la fin des années 1970 et du début des années 1980 signifiant l’arrivée du capitalisme et d’un retour en force de l’individualisme au détriment d'un idéal commun. La troisième partie aborde l’arrivée du Parti communiste chinois (PCC) et de son pouvoir dans ce lieu délaissé, dans les années 1960, avec tout ce que les campagnes de masses qu'il apporte peuvent avoir de séduisant, mais aussi de dramatique, avec son lot d’abus de pouvoirs et d’aveuglements. La quatrième partie traite de l’horreur du grand bond en avant et de la grande famine qu’il provoque entre la fin des années 1950 et le début des années 1960, même si Yan Lianke minimise largement l’importance des décisions du pouvoir central dans cette famine qu’il n’évoque qu’à peine, alors que, dans la réalité, les campagnes ont été touchées bien plus durement que les villes, et, pour éviter un exode rural massif en conséquence, les villageois ont été empêchés de se rendre dans les villes. La dernière partie du roman offre une conclusion plus douce, par le regard d’un enfant, idéalisé et innocent, sur le village.
D’une époque l’autre de La Fuite du Temps, les faits réels politiques sont partout, quand bien même, ils ne sont qu’assez peu explicités et réduit à quelques lignes sur quelques sujets moteurs du récit : les contaminations au fluor dans le Henan, les commerces de chair des hommes (au sens propre) et des femmes (au sens figuré pour euphémiser une pratique de la prostitution), les campagnes de masses d’aménagements des champs en terrasses des années soixante et de fabrications du fer et de l’acier du Grand bond en avant de la fin des années 1950. Cependant, les thématiques traversant le récit de La Fuite du temps font le portrait d’un village qui est finalement la somme des thématiques que Yan Lianke développe par la suite dans sa carrière. La prospérité des villes, opposée à l’agonie des villages, où la pauvreté pousse à la vente de son corps et la maladie et la mort prospèrent et révèlent des conflits politiques, autant que des histoires d’amour de couples adultères condamnés et font naître des cérémonies de mariages d’enfants déjà dans l’au-delà, le tout mêlé de références à l’Ancien Testament, se retrouve dans quelques autres des livres suivants de Yan Lianke comme le bouleversant Rêve du village des Ding (丁庄梦), plus explicitement ancré dans des faits réels. La question du grand bond en avant et de la grande famine se retrouve dans Les quatre livres (四书). Enfin, les relations sexuelles présentées dans la troisième partie de La Fuite du temps qui deviennent des jeux de pouvoirs avec comme objectif la tentative de s’extraire d'un village perdu, dans l'espoir d'une meilleure vie, est au cœur de Servir le peuple (为人民服务), roman trop souvent réduit aux jeux sexuels d’un couple adultère, mais mettant également très bien en récit la tragédie d'une tentative d'ascension sociale en pleine révolution culturelle.
Tout au long des 606 pages de La Fuite du Temps, Yan Lianke s’attache à faire vivre ce village des Trois Patronymes, s’opposant à l’oubli, au mépris ou à une utilisation cynique de ce village non seulement par les cadres du PCC détachés de la réalité locale de ce village, mais aussi, plus généralement, par le reste du monde. Il redonne une dignité à ce village qui semble damné, oublié des dieux, en contraste avec les références que fait Yan Lianke à l’Ancien Testament dans certaines parties. Cette situation désespérée fait écho aux enseignements bouddhistes que Yan Lianke met en avant dans les autres parties et qui mettent en garde contre la souffrance que provoque le désir. De désir, il est en effet toujours question dans les différentes histoires des cinq parties du roman qui semblent se répéter, même si chacune présente ses spécificités, reflet de son époque.
« Ils ignorent que passé, présent et avenir ne sont qu’illusions et que rien n’existe réellement. Ils croient que ce monde né dans leurs esprits existe bel et bien à l’extérieur, c’est pourquoi ils ne cessent de souffrir vie et mort. […] Aussi les hommes continuent-ils à se leurrer ».
Histoires et désirs se répètent surtout, car les générations se succèdent, avec leurs lots d’histoires d’amours – parfois contrariées, amères ou adultères – et avec, à chaque fois, un chef, un cadre du parti ou encore un jeune loup rêvant de devenir chef du village ou cadre du parti, tous persuadés d’avoir trouvé LA solution pour sauver le village. Une solution qui se révèle soit illusoire (comme leurs désirs, à en croire les enseignements bouddhistes), soit porteuse de conséquences désastreuses, soit arriver trop tard. Une solution qui s’impose par une lutte politique dont même ce petit village ne saurait être exempt, à fortiori dans la situation désespérée dans laquelle il se trouve. Sauf qu’à la fin des fins ne reste que la mort, constante infernale et universelle, mais à laquelle aucun villageois n’a su réellement s’habituer, surtout au jeune âge auquel les habitants de ce village disparaissent.
« L’eau de Lingyin prolonge nos vies, Sima Lan est notre bienfaiteur ».