Malgré ses loufoqueries parfois déroutantes, la Grande Beuverie se rattache à une tradition qui a fait ses preuves : celle des épopées satiriques qui se révèlent des quêtes de sens. Voir au premier chef Rabelais, Gulliver ou Jacques le fataliste et son maître, mais aussi le Mark Twain de Trois mille ans chez les microbes et certains récits de Frigyes Karinthy. « Ici, comme vous l’avez déjà remarqué, c’est le monde à l’envers » (p. 90 de la réédition Allia), déclare un infirmier au narrateur.
Ce qui m’a paru plus marquant, c’est le foisonnement du récit : tout en maintenant une direction d’ensemble, le propos part dans tous les sens. La grande beuverie du titre, c’est la vie, qui pour Daumal ne semble supportable qu’à condition de s’enivrer. De vin, de poésie ou de vertu, aurait ajouté Baudelaire, à qui Daumal fait d’ailleurs référence, parfois en le déformant : « Des divans profonds comme des tombereaux » (p. 54). Et si le texte se garde bien de larmoyer, il est loin de dresser un tableau idyllique de l’existence telle qu’elle se présente – non à la seule avant-garde des années 30, mais au genre humain : « Que le monde était beau – l’humanité à part ! » (p. 156).
Le récit, qui évolue sans jamais se déliter, fournit l’occasion d’une satire non seulement des écrivains, ces « Fabricateurs de discours inutiles [qui] forment trois clans principaux, celui des Pwatts, celui des Ruminssiés et celui des Kirittiks » (p. 77), mais de toute l’humanité : « Or, nous sommes chenilles, et notre malheur est que, contre nature, nous nous cramponnons de toutes nos forces à cet état, à nos appétits chenillards, nos passions chenillardes, nos métaphysiques chenillardes, nos société chenillardes » (p. 159).
Alors on se retrouve assez près du nihilisme : « Entre les cercles vicieux de la beuverie et ceux des paradis artificiels, je ne pourrais plus jamais choisir, je ne pourrais plus m’engrener, je n’étais plus qu’une désolation » (p. 141). Étrange utopie, qui présente une humanité incapable d’accomplir son idéal…
Étrange onirisme, aussi, dans lequel un personnage rêve qu’« un énorme tire-bouchon, c’était le monde, tournait en se vissant sur place dans sa propre spirale, […] et je me voyais, pas plus grand qu’un pou mais moins adhérent, glisser et culbuter sur l’hélice et me tourbillonner le pensée sur des escaliers roulants de formes a priori » (p. 35), mais dont le narrateur se trouve parfois « comme lorsqu’on rêve et que tout à coup on pense “ce n’est pas cela la réalité”, mais on ne trouve pas tout de suite le geste à faire, qui est d’ouvrir les yeux » (p. 27-28). Finalement, si le narrateur refuse de se « tirer d’affaire en réveillant [s]on héros et en lui faisant dire : ce n’était qu’un rêve » (p. 150), c’est parce qu’il refuse « cette convention que le rêve est mensonger et la veille vraie ».
On trouve bien d’autres choses dans la Grande Beuverie, politiques ou autres, mais je préfère en laisser le plaisir au lecteur. Si ce dernier répond aux critères du lecteur idéal selon Daumal, c’est un lecteur d’élite, c’est-à-dire un penseur d’élite, c’est-à-dire un individu d’élite. Et ce qui définit l’élite, c’est une maîtrise d’un langage qui donne forme à la pensée : « Je nie qu’une pensée claire puisse être indicible. […] Si le langage n’exprime avec précision qu’une intensité moyenne de la pensée, c’est parce que la moyenne de l’humanité pense avec ce degré d’intensité […]. Si nous n’arrivons pas à nous faire entendre clairement, ce n’est pas notre outil qu’il faut accuser » (p. 7). On trouve ceci dans un « Avant-propos pouvant servir de mode d’emploi » – peut-être fallait-il cela.

Alcofribas
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le 28 janv. 2019

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