La Horde du Contrevent est une œuvre hors du commun. Tu vas adorer. Il te faudra peut-être quelques dizaines de pages pour entrer dedans, mais une fois passées, tu ne pourras plus t’arrêter. M’avait-on dit. Il a suffi d'une phrase.
Parler de La Horde du Contrevent est un exercice difficile. Bien sûr, il est facile de recopier la quatrième de couverture, de faire le topo vitzeuf. Mais comme le dit Golgoth, « À quoi bon raconter ? ». La Horde du Contrevent, c’est tellement plus que cela. La Horde, ça se vit, ça se lit à la limite, mais ça ne se raconte pas ; enfin si, il y en a un qui peut raconter : c’est le scribe, c’est Sov, c’est Alain Damasio. La Horde du Contrevent est un livre-monde (il érige une physis propre, des lois attenantes, une logique et un langage). Il n’est donc pas possible de lui rendre justice en quelques paragraphes griffonnés dans une forme très amoindrie : ce serait vouloir réduire l’irréductible. Il faut donc simplement donner l'envie, l'impulsion (tout est question de mouvement, le mouvement qui précède la forme).
Damasio ne fait pourtant que ça, essayer de circonscrire, par les mots, l’ineffable : le vent. Force majeure, relevant du démiurge, le vent est le cœur de tout (sans déconner). L’auteur redouble d’ingéniosité, de descriptions, confère à ses personnages une verve et une capacité à déployer une richesse de vocabulaire à même de nous faire approcher cette réalité si intangible. Il nourrit, il polit, il fertilise, ajoute et gonfle, sans jamais parvenir à l'absolu de sa vérité. C’est la densité de l’ouvrage qui constitue sans doute une de ses principales forces : pas question de perdre du temps, il faut tracer direct. Pour autant, il faut démêler, faire comprendre, ex-pliquer. La densité de La Horde du Contrevent s’exprime dans le vocabulaire (émaillé de néologismes ingénieux qui portent beaucoup de sens), dans le langage et la syntaxe employés, dans la typographie même. Pouvoir, après une seule lecture, rouvrir un livre au hasard, lire une ligne ou deux et savoir tout de suite où on se situe dans l’ouvrage et dans l’histoire, c’est une qualité rare. Damasio, pourtant, comme ses personnages, échoue sans cesse à saisir son objet ; et c’est bien là tout l’enjeu de l’ouvrage, c’est là que se trouve sa quête littéraire, ontologique.
Quand on attaque le livre, on sent rapidement que l’histoire possède la trempe de la tragédie, qu’elle épouse une destinée, un amor fati nietzschéen ; elle est une âme du monde hégélienne que rien ne vient couper (au même titre que certaines grandes mythologies comme Le Seigneur des Anneaux). On nous parle de « la meilleure horde », de « la dernière horde », « la 34e – AU BOUT ! ». Cette force de la nécessité endogène, que s’auto-attribue l’histoire au sein de son cadre est sans doute comparable au « vif », un des cœurs de l’intrigue, force automotrice, vitale. Ce destin de la horde ne peut être mis à mal que par l’histoire et la horde elles-mêmes, qui infléchissent la courbe de la narration comme le Pack sous furvent.
La horde épouse une forme de mouvement perpétuel : dans une dynamique dialectique (hégélienne encore) elle s’accomplit en se niant, sans cesse. Elle n’est pas un donné qu’on nous demande d’accepter et de suivre, elle est pour elle-même (l’influence sartrienne dans l’approche de la liberté et de l’altérité des membres de la horde, notamment ceux dont l’introspection est la plus fréquente, est marquée), ne fait que s’amender. Ce qui a du sens en perd, ce qui n’en avait pas en prend. L’auteur aborde des sujets monstrueusement variés (de la physique à la métaphysique érigeant une cosmogonie mouvante et incertaine). Il faudrait traiter de chaque chapitre (qui sont, pris isolément, quasiment autonomes) par le menu pour en extraire tout le sens, l’intérêt et le brio littéraire. Ce qui n'aurait d'autre effet que de prostituer le texte. Et c'est pourtant pas l'envie qui manque.
Damasio nous force à la « lexture » (terme aérologique utilisé par Oroshi, aéromaîtresse de la horde pour désigner la façon d’appréhender le vent). Il n’est pas seulement question de saisir le sens intellectuellement, il faut pouvoir toucher et entendre les mots, presque les savourer. La Horde du Contrevent est un écheveau, un « vif » de sens si riche qu’il est impossible à retranscrire en moins de mots que l’œuvre en comporte. La réduire, c’est la perdre.
Ceux qui n’ont pas lu le livre n’ont probablement pas tout compris (si ça vous a donné la gniaque pour vous lancer, tant mieux). Ceux qui l’ont lu, sans doute mieux. La Horde du Contrevent ne se raconte pas, elle force l’humilité : elle se lit et elle s’encense.