On ne peut pas reprocher à J.R.R. Tolkien d’être un auteur prolifique. Entre 1937 et sa mort, seuls quelques uns de ses textes ont fait l’objet d’une parution, bien confidentielle au regard du succès retentissant du Hobbit et du Seigneur des Anneaux. Son œuvre majeure, le Silmarillion, celle qu’il chérissait par-dessus tout, au point d’y travailler sans cesse durant toute sa vie, est restée quant à elle inédite et inachevée jusqu’à ce que son fils Christopher ne décide d’en publier une version terminée avec l’aide de Guy Gavriel Kay.
Sans doute convaincu du caractère essentiel de l’œuvre de son père et peut-être aussi poussé par le succès phénoménal du Seigneur des Anneaux, Christopher Tolkien a livré ainsi au lectorat l’ensemble de ses écrits. Une tâche monumentale et ingrate tant le corpus à dépouiller apparaissait hétérogène et difficilement déchiffrable. Pourtant, au fil du temps, les manuscrits inachevés, les multiples versions des mêmes histoires, les essais, les lettres de l’auteur et ses brouillons ont dévoilé les tenants et aboutissants d’un work in progress s’étalant sur toute une vie. Un matériau très utile pour l’exégèse, même si les grincheux reprochent à Christopher Tolkien et aux thuriféraires de son père de vouloir publier jusqu’à sa liste de courses. Au-delà des critiques, ces livres sont des documents précieux permettant de se faire une idée des sources et du processus de fabrication d’une des œuvres les plus marquantes du XXe siècle.
Disons le tout de suite, La Légende de Sigurd et Gudrún n’a que peu de rapport avec la Terre du Milieu, du moins peu de rapport direct, car à bien y regarder, ces deux lais tirés des Eddas, à l’instar du Kalevala et de Beowulf, apparaissent comme la matrice du Silmarillion. Rédigés comme un hommage aux Eddas, les deux poèmes comportent plus de cinq cent strophes de huit pieds (strophe fornyrdislag), respectant la métrique des vers allitératifs de l’Edda poétique. Ils reprennent en particulier des éléments de la légende nordique la plus célèbre, la Völsunga Saga, plus connue dans nos contrée sous sa version wagnerisée de L’Anneau des Nibelungen. Pourtant, il n’y a que peu de rapport entre ce texte archaïque mêlant des éléments historiques, légendaires et mythiques et l’interprétation nationaliste et grandiloquente du compositeur allemand.


J.R.R. Tolkien opte pour un retour aux sources, celles des Eddas. À la manière des conteurs médiévaux, il tente d’unifier le corpus hétérogène et lacunaire à sa disposition pour établir une sorte de continuité entre l’histoire des Völsung, celle de Gudrún et de sa famille les Niflung (les Nibelungen). À l’instar des récits de la matière de Bretagne, de Rome et de France, il souhaite également par son hommage promouvoir une sorte de matière nordique, cette Grande Histoire des peuples du Nord appelée à ses yeux à devenir l’équivalent de la légende de Troie pour l’Angleterre. Un vœu pieux puisque ces deux lais n’ont pas dépassé le stade du manuscrit, restant essentiellement un exercice d’érudition destiné à un public bien informé. Un fait dont est conscient Christopher Tolkien puisque l’ouvrage est accompagné d’un paratexte copieux se composant d’un avant-propos, de deux introductions, de commentaires et de glossaires censés contextualiser et éclairer le propos des deux poèmes. Il faut avouer que tout ceci est fort utile, car contrairement à la matière de Bretagne, la Völsunga Saga n’est pas devenue une référence de la culture populaire aussi connue que le Roi Arthur, Merlin et Lancelot.


Si la lecture de La Légende de Sigurd et Gudrún ne paraît pas essentielle, a fortiori si l’on n’est pas passionné par les mythes nordiques, l’ouvrage apporte cependant des éléments de compréhension fort intéressant sur la genèse du Silmarillion et de la Terre du Milieu. En livrant sa propre version de la Saga des Völsung, J.R.R. Tolkien forge quelques uns des thèmes et motifs qui traversent sa propre œuvre. En effet, comment ne pas voir dans l’histoire de Sigurd, meurtrier du dragon Fáfnir, comme un écho de la Geste des Enfants de Húrin ? Comment ne pas faire un parallèle entre la malédiction de l’or d’Andvarid et celle de l’anneau unique dans Le Seigneur des Anneaux ? Comment ne pas voir dans les interventions régulières d’Odin, une manifestation des Valar, voire du plus célèbre des Istari, Gandalf ?
À se demander si finalement, l’esprit de La Légende de Sigurd et Gudrún ne perdure pas à travers la Terre du Milieu.


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le 13 déc. 2018

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