Il y a de l’intelligence et du sarcasme dans ce recueil, comme ailleurs chez Boulgakov.
Il faut d’ailleurs de l’intelligence pour faire accepter le sarcasme. Savoir manier le double sens : « Nombreux, très nombreux sont ceux qui possèdent des souvenirs liés à Vladimir Ilitch ; j’en ai un, moi aussi. Il est extrêmement tenace et je ne parviens pas à m’en défaire » (dans « Souvenir… », p. 81 de la réédition Ginkgo). Placer dans la bouche de charlatans des discours ineptes qui pourraient être ceux de responsables du Parti : « Tout est basé exclusivement sur les forces de la nature avec l’autorisation de la section syndicale locale et de la commission d’action culturelle et éducative des masses. Cela consiste à utiliser la vitalopathie à base d’hypnotisme selon la science des fakirs hindous opprimés par les impérialistes britanniques » (dans « Mam’zelle Jeanne », p. 72). Ou encore laisser aux censeurs la possibilité d’interpréter une satire comme la célébration d’un trait d’héroïsme national : « Prenons pour axiome que l’être humain ne peut exister sans logement. À présent, pour étayer cette affirmation, je l’annonce à tous les habitants de Berlin, Paris, Londres et d’ailleurs : il n’y a pas d’appartements à Moscou. / Mais alors comment y vit-on ? / Et bien, on vit comme ça. / Sans appartements » (dans « Le Moscou des années vingt », p. 178).
Mais alors comment se fait-il que cette petite trentaine de nouvelles laisse un goût moins prononcé que des récits de Boulgakov qui n’exploitent guère plus d’éléments, mettons les Œufs du destin ou Cœur de chien, et évidemment que le Maître et Marguerite ? La réponse est peut-être dans la question : une petite trentaine de nouvelles. C’est peut-être beaucoup. Celles qui constituent la Locomotive ivre, en tout cas, manquent de variété : des récits satiriques, la dimension autobiographique sous-jacente, les malheurs quotidiens d’un héros mâle et célibataire en butte à l’absurdité de la bureaucratie – c’est toujours un peu la même chose.
À la rigueur, c’est quand Boulgakov prend un peu de hauteur, qu’il délaisse les tracas administratifs pour aborder quelque chose de l’humaine condition, bref qu’il emprunte le plus nettement à Swift, que ses récits sont les plus convaincants – dans « Mam’zelle Jeanne », ou dans « Du tabassage des épouses ».
Évidemment, on perdra toujours moins de temps à lire la Locomotive ivre en entier qu’une seule ligne de Bernard Werber. Mais vraiment, si vous ne connaissez pas Boulgakov, lisez plutôt le Maître et Marguerite : ça passera ou ça cassera, mais au moins ça laissera plus de saveur.


P.S. : j’engage tous les Ministres de l’Intérieur passés, présent et futurs à lire « Chasseurs de têtes », dont l’épigraphe est : « Le chef du service de sécurité de la gare des chemins de fer de M.‑B., Moscou-Biélorousski, le citoyen Linko, a édicté un ordre de service faisant obligation à chaque vigile de dresser procès-verbal à quatre malfaiteurs minimum. Au cas où l’on n’en trouverait pas, les violeurs de cet ordre seront licenciés ».

Alcofribas
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le 9 juil. 2018

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