Les machines ressemblent à d'étranges créatures qui aspirent les matières premières, les digèrent à l'intérieur et les recrachent sous forme de produit fini. Le processus de production automatisé simplifie les tâches des ouvriers qui n'assurent plus de fonction importante dans la production. Ils sont plutôt au service des machines. Nous avons perdu la valeur que devrions avoir en tant qu'êtres humains, et nous sommes devenus une prolongation des machines, leur appendice, oui, leur domestique. J'ai souvent pensé que la machine était mon seigneur et mon maître, dont je devais peigner les cheveux, tel un esclave.




I



La première partie de ce petit livre est le témoignage de Yang, étudiant et ouvrier à la chaîne chez Foxconn, le plus grand producteur de matériel informatique du monde et le sous-traitant de mon iPhone, de mon Mac, de ton Asus, de ton Acer, de ton Lenovo, de ta PlayStation, de ta Xbox, de ta Nintendo, de ma Kobo, de ta Kindle, de ton téléphone — qu'il soit Samsung, Huawei ou Nokia...
En 2010, ce ne sont plus des téléphones qui sont sortis à la chaîne des gigantesques usines Foxconn de Shenzhen (Chine), mais des suicides. En un an, dix-huit jeunes ouvriers de 17 à 25 ans se sont jetés du haut des dortoirs de l'usine ; quatorze y sont parvenus, et quatre autres vivent désormais avec des séquelles dramatiques. Ces jeunes venaient, comme la plupart des ouvriers de ces usines, de la campagne environnante ; comme beaucoup d'autres jeunes de leurs villages ruraux, ils ont gagné le delta de la rivière des Perles en espérant trouver du travail qui paie bien et, qui sait, peut-être devenir le prochain Steve Jobs. Mais une fois arrivés à Shenzhen, la désillusion est immédiate : un salaire de misère, des humiliations publiques lorsqu'une tâche est mal effectuée, une rotation irrégulière des horaires de nuit et de jour histoire d'être bien claqué et de faire tourner l'usine vingt-quatre heures sur vingt-quatre, une rotation des dortoirs histoire de ne pas pouvoir créer de lien avec les gens autour de toi et de renforcer ton isolement, des heures supplémentaires qui ne sont pas toujours payées, des gestes répétitifs qui petit à petit font de toi une prolongation de la machine, qui progressivement aspirent ton âme jusqu'à faire de toi un robot, oui, l'un de ces robots dont le monde occidental rêve, parce que ça irait plus vite, ce serait plus fiable qu'un homme, et on ne leur verserait pas moins de cent dollars par mois, contrairement à ces animaux qu'on entasse dans des dortoirs, et à qui l'on est obligé de verser un salaire minimal... Et puis, quand tu es ouvrier chez Foxconn, il faut vivre avec tes collègues qui se suicident autour de toi. Un robot, ça a l'avantage de ne pas songer à cette idée saugrenue.



II



Depuis plus de dix ans, les sociologues chinois — hongkongais, pour être plus précise — se spécialisent de plus en plus en sociologie du travail, et étudient les conditions de travail déplorables que les gigantesques usines chinoises infligent à leurs ouvriers, surnommés les iSlaves. Jenny Chan s'est infiltrée clandestinement dans l'usine de Longhua, à Shenzhen, pour voir de ses propres yeux ce que j'ai du mal à imaginer : des kilomètres d'ouvriers à la chaîne qui enchaînent des journées interminables enchaînés à leur machine. Elle a mené des entretiens avec une quarantaine d'entre eux, dont Tian Yu, l'une de ceux qui ont survécu à une chute de dix mètres après avoir voulu passer par la fenêtre ; elle n'avait que dix-sept ans, elle ne travaillait à l'usine que depuis trente-sept jours. Trente-sept jours de trop. Jenny Chan livre dans la deuxième partie de ce livre une monographie de la jeune fille en replaçant son cas parmi celui des dix-huit ouvriers de Foxconn ayant tenté de se suicider en 2010 ; comment en arrivent-ils là ? Comment l'organisation du travail déshumanise-t-elle à ce point ces jeunes hommes et ces jeunes femmes ? Comment cela influe-t-il sur leur identité ?


L'affaire Foxconn a fait du bruit dans les médias occidentaux ; Steve Jobs s'est contenté de remarquer que ces suicides ne dépassaient pas la moyenne nationale de suicides aux États-Unis : rien d'alarmant donc. Foxconn n'a rien trouvé de mieux à faire que de mettre des grillages aux fenêtres des dortoirs de ses ouvriers. Le PDG du groupe taïwanais, Terry Gou, a fait venir le directeur du zoo de Taipei pour qu'il vienne enseigner le management animalier auprès des cadres de Foxconn ; après tout, quelle différence entre de tristes animaux enfermés dans des cages et des hommes aliénés qu'on traite comme des bêtes de somme ?


Repenser notre consommation. Repenser la délocalisation, repenser l'industrie française, du moins européenne. Repenser le capitalisme, la mondialisation, le monopole d'Apple et de Microsoft. Questionner mon confort, loin des usines de Shenzhen. Regarder mon iPhone en ayant peur que l'un des ouvriers ayant contribué à son assemblage soit mort.



III



Dans la troisième partie de ce livre, une nécrologie. Celle de Xu Lizhi, poète-ouvrier, qui s'est suicidé à l'âge de vingt-quatre ans. Il rêvait de devenir libraire, mais travailler chez Foxconn était le seul horizon. Il y travaille trois ans et demi, quitte tout pour réessayer de travailler au milieu des livres, nouvel échec. Il signe un nouveau contrat chez Foxconn le 29 septembre 2014 ; il se suicide le lendemain. Ses amis récupèrent ses poèmes et les publient dans un journal local ; ils sont d'abord traduits en anglais, attirant l'attention des Occidentaux qui découvrent une nouvelle poésie prolétarienne, contemporaine, encore pleine de sang frais. Le magazine Time publie une enquête intitulée The poet who died for your phone : encore une fois, je regarde mon iPhone, je ne me sens pas très bien. Ça tourne dans ma tête, il faudrait peut-être que j'achète un téléphone français, ah mais non ça n'existe pas. Dans ce cas, que puis-je faire pour changer les choses ? On ne peut pas lire ce livre et ne rien changer après, si ? Ce livre n'est pas fait pour que rien ne change ! La poésie de Xu Lizhi ne sert à rien si elle ne provoque pas de changement. Si on n'essaie pas de changer les choses, ses poèmes n'auront servi à rien. À rien.


Je les lis et les relis, ce ne sont pas des mots stériles, ce sont des mots qui sentent la mort et l'épuisement, mais ce sont des mots qui doivent donner vie, il le faut à tout prix, sinon ils ne servent à rien. Je sais qu'ils servent à quelque chose, bon sang, on n'a pas le droit de les laisser demeurer dans un livre ou sur un site internet. Ces mots doivent vivre, ils doivent s'incarner. Ils donnent des claques quand on les lit, qu'est-ce que ce serait s'ils étaient pris au sérieux et prenaient forme dans un militantisme, un vrai, qui ne serait pas réservé à une tendance politique. Personne n'a le monopole de l'indignation et de la révolte devant la maltraitance de l'être humain pour le confort d'autres. Des initiatives se lancent : des chercheurs et des étudiants chinois se sont rassemblés dans un collectif, la SACOM, qui enquête sur les méfaits des grands groupes industriels chinois ; ce collectif est devenu un pilier de Good Electrics, un réseau international qui milite pour la défense des droits des travailleurs de l'industrie électronique, et pour que cette dernière devienne réellement humaine et durable. Dans un autre domaine, un poète chinois, Qin Xiaoyu, a réalisé un documentaire, Iron Moon, sur les poètes-ouvriers de son pays, qui écrivent des poèmes avec leur sueur et leur sang. On sait ce qui se passe dans ces usines chinoises, on sait comment sont faits nos téléphones, nos ordinateurs, nos télés, nos consoles et nos liseuses, on connaît le prix humain de l'électronique. Maintenant, que fait-on pour que cela change ?



IV



Je n'en sais rien. Ce livre, La machine est ton seigneur et ton maître, a le mérite d'exister et d'informer. Il est bien écrit, et la postface de Celia Izoard vient rappeler ce constat qui me donne envie d'aller détruire la Silicon Valley : « On dirait l'enfer et le paradis. Sous le soleil de la Californie, sur le campus de Mountain View, siège de Google, on se réunit dans une piscine à balles pour favoriser les brainstormings. [...] Comme dans un conte pour enfants, le rêve californien d'une technologie libératrice figure l'exact revers du quotidien des ouvriers chinois sur les chaînes de fabrication. »
Cette « division mondiale du travail » repose sur la conception de nos joujoux connectés en Occident, et l'évacuation du monde de l'usine et du travail à la chaîne vers la Chine. Les classes moyennes mondialisées conçoivent à peine que ces usines qui vomissent suicidés et téléphones existent, alors qu'il n'y a jamais eu autant de travailleurs à la chaîne dans le monde. Mais tant que c'est loin, tant que ce n'est pas chez nous... Cette distance de la production nous empêche d'en mesurer les effets globaux, tant sociaux qu'environnementaux, et c'est dramatique.


J'aimerais penser que la "nouvelle génération d'ouvriers" dont parle Jenny Chan, plus sensibilisée à la contestation ouvrière, plus éduquée et moins résignée à l'injustice, saura faire changer les choses ; mais je m'accroche fort à l'espérance de relocalisation européenne, pour qu'aucun d'entre nous ne puisse perdre de vue ces immenses usines, leur impact écologique sur l'eau et les énergies fossiles. In fine, peut-être que le fait que ça arrive sur notre territoire nous donnera envie de changer complètement le mode de production pour nous tourner vers quelque chose de plus simple et durable. J'ai envie de me donner des claques parce que ce que j'écris sent l'idéalisme à plein nez. Mais plus j'y pense, plus je songe que le matérialisme contemporain ne pourra être renversé que par une profonde révolution spirituelle. J'ignore à quoi elle pourrait ressembler ; mais il nous faut bien ça pour abandonner notre condition d'esclaves de la technologie et pour devenir libres. Il nous faut bien ça pour avoir la force de renoncer à une technologie si confortable et si performante qu'elle nous fait oublier l'humain.



Sur mon lit de mort



30 septembre 2014



Je veux jeter encore un coup d’œil à l’océan, voir l’im­men­sité de ma demi-vie de larmes



Je veux esca­la­der encore une montagne, pour essayer de faire reve­nir l’âme que j’ai perdue



Je veux effleu­rer encore une fois le ciel, sentir l’in­fi­nie déli­ca­tesse de ce bleu



Puisque tout cela m’est impos­sible, je vais devoir quit­ter ce monde



Ceux qui me connaissent



Ne doivent pas s’éton­ner de mon départ



Encore moins soupi­rer ou s’af­fli­ger



Mon arri­vée s’est bien passée, je parti­rai de même.



Xu Lizhi, le jour de son suicide.



Quelques poèmes de Xu Lizhi sont disponibles ici : « Le coût (in-)humain du "progrès" : J'ai avalé une lune de fer & d'autres poèmes de Xu Lizhi », Le Partage, 24 juillet 2017.

ravenclaw
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le 27 avr. 2020

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