La Maison de Claudine
7.1
La Maison de Claudine

livre de Colette (1922)

Prenant pour base la maison familiale, Colette évoque en 35 courts chapitres le temps de sa pré-adolescence. Elle y brosse de nombreux portraits : sa mère Sido en premier lieu, ses frères et soeurs, une jeune voisine à la beauté fascinante, le curé, des chats et des chiens... Par petites touches, elle compose ainsi un tableau impressionniste : davantage le mélange de bribes de souvenirs qu'une composition rigoureuse et précise. Le temps y est d'ailleurs aboli : les références à des lieux contemporains de l'écriture (Paris, Châtillon-Coligny) se mêlent à la Puisaye de son enfance, et le "je" de la narratrice est tour à tour nommé Minet chéri, Bel-Gazou et Colette. Le peintre impressionniste ici, celui qui jette les couleurs sur la toile, c'est le temps.

Le style est admirable. Dès le premier chapitre, Où sont les enfants ?, on est saisi. Le mieux est d'en recopier un passage décrivant la maison :

Grande maison grave, revêche avec sa porte à clochette d'orphelinat, son entrée cochère à gros verrou de geôle ancienne, maison qui ne souriait que d'un côté. Son revers, invisible au passant, doré par le soleil, portait manteau de glycine et de bignonier mêlés, lourds à l'armature de fer fatiguée, creusée en son milieu comme un hamac, qui ombrageait une petite terrasse dallée et le seuil du salon... Le reste vaut-il que je le peigne à l'aide de pauvres mots [fausse modestie !] ? Je n'aiderai personne à contempler ce qui s'attache de splendeur, dans mon souvenir, aux cordons rouges d'une vigne d'automne que ruinait son propre poids, cramponnée, au cours de sa chute, à quelque bras de pin. Ces lilas massifs dont la fleur compacte bleue dans l'ombre, pourpre au soleil, pourrissait tôt, étouffée par sa propre exubérance [belle formule], ces lilas morts depuis longtemps ne remonteront pas grâce à moi vers la lumière, ni le terrifiant clair de lune, - argent, plomb gris, mercure, facettes d'améthystes coupantes, blessants saphirs aigus, - qui dépendait de certaine vitre bleue, dans le kiosque au fond du jardin.

Voilà qui commence fort (même si je ne comprends pas la virgule après "aigus"). Je ne résiste pas à continuer un peu :

Il arrivait qu'un livre, ouvert sur le dallage de la terrasse ou sur l'herbe, une corde à sauter serpentant dans une allée, ou un minuscule jardin bordé de cailloux, planté de tête de fleurs, révélassent autrefois, dans le temple où cette maison et ce jardin abritaient une famille, la présence des enfants et leurs âges différents. Mais ces signes ne s'accompagnaient presque jamais du cri, du rire enfantins, et le logis, chaud et plein, ressemblait bizarrement à ces maisons qu'une fin de vacances vide, en un moment, de toute sa joie. Le silence, le vent contenu du jardin clos, les pages du livre rebroussées sous le pouce invisible d'un sylphe, tout semblait demander : "où sont les enfants ?"

On pense à Proust, bien sûr : l'influence de l’immense écrivain est palpable. Colette parvient à se hisser à sa hauteur, rejoignant le cercle restreint des grands écrivains du XXème siècle. Hasard troublant, cette Maison de Claudine paraîtra en 1922, année de la disparition de Proust. Comme un passage de relais.

Rendons-nous directement page 135 pour un autre extrait, dans le chapitre consacré à Bellaude, une grande chienne noire qui a du feu aux pattes, aux sourcils et aux joues :

Je pars pour la promenade d'onze heures et demie, résolue à battre les futaies d'Auteuil. Un printemps caché y frémit jusque dans le vent, aigre s'il s'accélère, mol et doux quand il s'attarde. Point de chienne noire et feu, mais voici les cornes des futures jacinthes et la feuille déjà large de l'arum pied-de-veau. Voici l'abeille égarée, affamée, qui titube sur la mousse humide et qu'on peut réchauffer dans la main sans risque de piqûre. Sur les sureaux fuse, à chaque aisselle de branche [joli], une houppe neuve de verdure tendre. Et six années m'ont appris à reconnaître, dans le trille rauque, dans la courte gamme chromatique descendante que jette, dès février, un gosier d'oiseau, la voix du grand chanteur, un rossignol d'Auteuil fidèle à son bosquet, un rossignol dont la voix, au printemps, illumine les nuits. Au-dessus de ma tête, il étudie ce matin le chant qu'il oublie tous les ans. Il recommence et recommence sa gamme chromatique imparfaite, l'interrompt par une sorte de rire enroué, mais déjà dans quelques notes tinte le cristal d'une nuit de mai, et, si je ferme les yeux, j'appelle malgré moi, sous ce chant, le parfum qui descend lourdement des acacias en fleur...

Certes, il faut aimer le style chargé. Et même lorsqu'on aime, comme c'est mon cas, ces phrases demandent un effort : on n'est pas dans le page turner, c'est sûr. La forme choisie, une succession de courtes nouvelles, demande chaque fois - 25 fois donc - "d'entrer dans le récit", autre effort. Par ailleurs, les sujets abordés ne m'ont pas toujours passionné, notamment les chapitres consacrés aux animaux. Je ne suis donc venu au bout de cette Maison de Claudine qu'à grand peine. Un livre, c'est toujours la rencontre d'un écrivain et d'un lecteur : dans le cas présent, c'est plutôt le lecteur qui n'a pas été à la hauteur de l'oeuvre. D'où ce 7, trop mal payé pour une écriture de cette qualité, mais qui traduit tant bien que mal les deux semaines passées dans la maison de la jeune Claudine, double fictionnel de l'autrice.

Jduvi
7
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le 4 juil. 2023

Critique lue 23 fois

Jduvi

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