Du point de vue littéraire, La Moustache est sans doute le livre le plus intéressant d’Emmanuel Carrère : son écriture nette et parlante est bien présente, mais cette fois au service d’un fait totalement irrationnel. Un jour, un homme décide de raser sa moustache, mais contre toute attente, personne ne le remarque, comme si celle-ci n’avait jamais existé. Il pense d’abord à une mauvaise blague de la part son entourage. Mais cet incident prend progressivement une tournure dramatique, alors que tout ce qu’il considère comme vrai semble n’avoir jamais existé ailleurs que dans les projections paranoïaques de son esprit.

Le postulat – anecdotique et propice à l’identification du lecteur envers le narrateur – nous permet de toucher du doigt des questions bien plus graves, à commencer par celle-ci : peut-on vivre avec quelqu’un dont on ne partage pas la même vérité ? Nos relations, et plus largement notre rapport au monde, tiennent-ils seulement grâce à des postulats communs ? Car dans La Moustache, prendre partie pour une réalité, c’est assigner les artisans des autres réalités au rang de fous, et même nier leur humanité. Le lecteur, dépourvu d’arguments tangibles pour prouver quoique ce soit dans cette histoire, est amené à réaliser que notre société est ainsi faite : d’une réalité « partagée » comme seule garantie de la paix sociale : cela semble être le seul but de notre histoire comme nos constructions sociétales. Rassurant pour le corps mais alarmant pour l’esprit…

Carrère nous tient en haleine en nous aiguillant dans des directions contraires – il suffit qu’un personnage faiblisse et commence à douter de sa folie pour que l’on soutienne l’autre parti – jusqu'au dénouement, imprévisible et jubilatoire. Sans vous spoiler, si vous êtes un fan de Scorsese, cela vous rappellera quelque chose…
A ce propos : le film, en éludant la description du chaos intérieur du narrateur et en proposant un epilogue complètement plat, perd tout son intérêt dramatique. Un conseil : tenez-vous en à ces 200 pages ou si vous n’êtes pas rassasiés, Kafka ou Buzzati sauront, dans la meme veine, vous contenter !

LéaSchwitzloki
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le 1 juin 2023

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