Dans le langage médiatique de 2020, la muse du département qui donne son titre au roman serait « l’influenceuse des territoires », ce qui en dit hélas déjà trop sur ce siècle. Pour éviter de crever d’ennui et de télétravail dans nos républiques modernes et fières de l’être, pourquoi ne pas s’intéresser à celle qui crève d’ennui et d’oisiveté sous la Restauration dans le roman de Balzac ?
Dinah de la Baudraye, née Piédefer, est un trop gros poisson pour le petit bocal qu’est Sancerre : c’est une femme supérieure, « atteinte et convaincue de pédantisme parce qu’elle parlait correctement » (p. 643). Dès sa sortie du pensionnat, elle a épousé l’avare local, homme « difficultueux et processif en affaires comme tous les nains, mais toujours avec douceur » (p. 648). Elle s’attire la jalousie de la plupart des femmes et l’amour muet de quelques hommes. Et si, comme Emma Bovary, « la littérature lui fit prendre en haine la grise et lourde atmosphère de province » (p. 662), Dinah écrit des livres, alors que l’héroïne de Flaubert ne fera qu’en lire.
Surviennent deux enfants du pays devenus Parisiens : Horace Bianchon le médecin et Étienne Lousteau le journaliste, parachutés là pour les élections. Eux ne s’ennuient pas : ils se moquent, Lousteau surtout. Celui-ci séduit Mme de La Baudraye par jeu, puis retourne à la capitale ; « Didine » l’y rejoint, M. de la Baudraye ne s’y oppose guère, trop occupé à construire sa fortune. Dinah subit d’abord le bizutage mondain auquel s’expose tout provincial monté à Paris, apprend de ses erreurs, prend peu à peu le dessus sur le velléitaire Étienne. Je ne vous gâche pas le dénouement.


Autant dire que Dinah est le personnage féminin le plus ambigu dans ce que j’ai lu de Balzac pour le moment : « une femme dont les supériorités apparentes étaient fausses, et dont les supériorités cachées étaient réelles » (p. 651). Non seulement on évite la dichotomie vierge / putain, mais on ne se place même pas sur cet axe. (Oui, moi aussi, j’utilise les mots de notre époque.)
Il me semble qu’on peut distinguer deux espèces de personnages balzaciens : les uns sont les héros, qui naviguent dans la société. Les autres, statiques, inébranlables, généralement secondaires, sont les écueils et les vents qui conditionnent la navigation des premiers. Et les critiques relèvent que les récits provinciaux de la Comédie humaine suivent un seul schéma : « dans le milieu clos de la petite ville, s’introduit un étranger dont l’arrivée provoque une série de réactions en chaîne » (introduction d’Eugénie Grandet en « Pléiade »). Or, dans la Muse du département, ce sont finalement les deux étrangers qui appartiennent à la catégorie des écueils et des vents : notre aventurière ne va pas au-devant de l’aventure. Comme personnage littéraire, elle louvoie : c’est bien elle l’héroïne.
Est-ce pour cette raison que, d’un point de vue social, elle n’est jamais totalement ridicule, ni totalement admirable ? Simplement, elle n’a pas le choix, victime de ce qu’on appellerait aujourd’hui le patriarcat : « Vertueuse, Dinah passait pour la rivale des Camille Maupin, des femmes les plus illustres ; mais heureuse, elle était une malheureuse » (p. 730), c’est-à-dire une femme adultère. (Quant à ce que la société de 2020 fait des victimes, c’est une autre histoire…)
Il me semble que toute son ambiguïté apparaît dès le début du roman : « Si ce mot ne devait pas, pour beaucoup de gens, comporter une espèce de blâme, on pourrait dire que George Sand a créé le Sandisme, tant il est vrai que, moralement parlant, le bien est presque toujours doublé d’un mal. Cette lèpre sentimentale a gâté beaucoup de femmes qui, sans leurs prétentions au génie, eussent été charmantes. Le Sandisme a cependant cela de bon que la femme qui en est attaquée faisant porter ses prétendues supériorités sur des sentiments méconnus, elle est en quelque sorte le bas-bleu du cœur : il en résulte alors moins d’ennui, l’amour neutralisant un peu la littérature » (p. 632).


Et c’est la deuxième chose qui m’a le plus marqué dans la Muse du département : c’est un roman sur la littérature et la lecture. Il y a ces histoires que racontent Lousteau, Bianchon et M. Gravier au salon de Dinah, censées susciter – ou non – chez elle la réaction qui trahirait une liaison avec M. de Clagny. (En réalité, l’histoire de Bianchon n’est pas reproduite : Balzac renvoie à la Grande Bretèche !)
On y trouve des références ou des allusions à des œuvres réelles : à Molière, à Ceci n’est pas un conte de Diderot, au Dernier Jour d’un condamné… Quant au roman Adolphe de Benjamin Constant, il donne lieu à un embryon d’analyser critique sur le sexe des livres. Il y a d’ailleurs, çà et là, des bribes de théorie littéraire qui semblent échappées à Balzac, sur « les inventions des romanciers et des dramaturges [qui] sautent aussi souvent de leurs livres et de leurs pièces dans la vie réelle que les événements de la vie réelle montent sur le théâtre et se prélassent dans les livres » (p. 696) ou sur « les cinq sens littéraires : l’invention, le style, la pensée, le savoir, le sentiment » (p. 714).
On y trouve encore deux œuvres fictives, Paquita la Sévillane et Olympia ou les Vengeances romaines. La première est l’œuvre de Dinah, publiée dans trois départements et inspirée du Théâtre de Clara Gazul. La seconde, fragmentaire, est une charge de Balzac et parvient à Sancerre sous la forme de pages maculées servant à emballer un paquet… Lousteau se fera une joie d’en donner une lecture publique, au cours de laquelle éclate la médiocrité de la société sancerroise – « La femme du procureur du Roi, qui, selon l’expression de M. Gravier, aurait pu mettre en fuite un jeune Cosaque en 1814, se raffermit sur ses hanches comme un cavalier sur ses étriers, et fit une moue à sa voisine qui voulait dire : On nous regarde ! sourions comme si nous comprenions » (p. 706).
Il faut dire que dans la Comédie humaine, tout se lit, et pas seulement les livres : il faut lire des regards, comprendre des gestes, interpréter des conversations… M. Gravier, l’un des soupirants de Dinah, l’apprend à ses dépens : après que Lousteau a remis en cause l’originalité de son récit, il s’offusque : « – Me croyez-vous donc capable d’inventer une histoire ? dit M. Gravier piqué de l’air impertinent de Lousteau. / – Vous en êtes incapable, répondit finement le journaliste » (p. 696).
Pour Balzac, Lousteau a la répartie, mais manque de profondeur. Il ne sera jamais qu’un journaliste condamné à courir après les lignes – l’un des repoussoirs de l’auteur.

Alcofribas
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le 28 nov. 2020

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