Peut-être avant-même d’être un roman explorant les affres de la pitié, comme son titre l’indique, La Pitié dangereuse raconte la jeunesse. Dans toute son imperfection, son énergie, son impatience, ses caprices, son orgueil. Et sa capacité – ou pas à apprendre de ses erreurs. « Toute l’affaire commença par une maladresse commise en toute innocence, une « gaffe », comme disent les Français ». C’est la première phrase du roman. Elle donne le ton : Anton Hofmiller nous racontera ses erreurs, et comment elles ont mené à une tragédie qui le marquera à jamais. Dans la veine des grands romans d’apprentissage du XIXe siècle, on trébuche avec le héros, on se relève, on s’étonne, on apprend avec lui. On s’exaspère de sa naïveté, on se reconnaît dans son idéalisme. Stefan Zweig dissèque par ailleurs les sentiments humains à la manière des romanciers romantiques, mais il n’est jamais suranné justement car il assume complètement son classicisme. La Pitié dangereuse est d’ailleurs également la peinture d’une époque, d’une civilisation qui se délite. Les Kekeslava sont des roturiers qui vivent comme des nobles, personne n’est dupe de leur usurpation, mis à part Anton et peut-être les filles. Ce qui n’empêche pas les habitants du village d’applaudir leur tournée en calèche : l’ancien régime appartient déjà au folklore, son rôle se limite au contentement épisodique d’une masse désormais maîtresse du jeu. Le bruit lointain de la guerre qui se dessine aux portes de l’Autriche-Hongrie se concrétise dans les derniers chapitres, et l’issue dramatique du roman semble correspondre au lancement de la guerre. La fin d’une époque, la fin de la jeunesse d’Anton, la fin de son apprentissage aussi. Il ira à la guerre la fleur au fusil, moins par courage ou fibre patriotique, que par fatalisme : il ne tient plus assez à sa vie pour ressentir la peur de mourir. Peut-on encore parler de courage ou d’héroïsme, se demande le Anton narrateur, âgé de 40 ans, multidécoré et aimé de tous, mais encore aigri de ses faux-pas de jeunesse. Âge qui l’aura fait céder aux sirènes dangereuses de la pitié – mais pouvait-il vraiment y échapper ?


gaspard24
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste lectures 2022

Créée

le 27 oct. 2022

Critique lue 16 fois

gaspard24

Écrit par

Critique lue 16 fois

D'autres avis sur La Pitié dangereuse

La Pitié dangereuse
MU981L
10

A la découverte d'un sentiment troublant..

J'aimerais démarrer aussi bien que la lettre d'Edith, cette fameuse lettre détruite dans une condition tragique pour que quiconque ne puisse découvrir l'aveu frénétique qu'elle enveloppait. Comme...

le 29 oct. 2014

12 j'aime

La Pitié dangereuse
BibliOrnitho
10

Critique de La Pitié dangereuse par BibliOrnitho

Selon son scénario privilégié, Stefan Zweig nous conte ici une histoire à la fois bouleversante et effrayante. Comme dans Amok ou dans le Joueur d’échecs, le narrateur croise de façon fortuite la...

le 24 juil. 2015

3 j'aime

La Pitié dangereuse
Alya-Dyn
8

Critique de La Pitié dangereuse par Alya-Dyn

Stefan Zweig a écrit un très grand nombre de nouvelles ; La pitié dangereuse est son unique roman. Sous sa plume, revit l’Autriche du début du 20e siècle à travers le destin d’un jeune officier de...

le 29 juin 2013

3 j'aime

Du même critique

Les Lumières de la ville
gaspard24
10

L'Amour fait cinéma

Non, non, non. Toi là! Je te vois venir, avec ton air de connaisseur, de chevronné, de celui qui n'a jamais tort, qui a la science infuse! Je te vois venir avec tes "Pour l'époque, c'est vrai que...

le 25 août 2015

12 j'aime

3

Sans adieu
gaspard24
8

Sans personne

Claudette ne supporte pas son chien qui lui colle aux pattes. « Du balai sale cabot » vocifère-t-elle d’une voix qui percerait les tympans du plus sourd des hommes. Il faut dire qu’elle se...

le 4 nov. 2017

10 j'aime

Lost in Translation
gaspard24
8

Insoutenable légèreté

S'il fallait ne retenir qu'une comédie dramatique, ce serait bien celle-là. Deuxième long-métrage de Sofia Coppola, Lost in Translation raconte l'histoire de deux Américains paumés au Japon. Bob...

le 4 avr. 2015

10 j'aime

1