La Place
7.2
La Place

livre de Annie Ernaux (1984)

Les critiques portées à ce genre de livres sur les excès d'intellectualisme, de branlage de cerveau, de nombrilisme exacerbé, j'en avais pris connaissance. Que le style allait être mauvais, c'était attendu. D'ailleurs, il n'y a pas de style, et ce n'est pas une insulte puisque l'auteur le revendique. Mais comme il jouit d'une réputation de livre assez culte, du moins dans son genre, j'ai voulu le lire par curiosité. Je l'ai donc commencé en le détestant d'avance, et puis finalement j'en ressors mitigé. La narration de la vie de l'homme rural typique de la première moitié du XXe siècle, paysan fils de paysan, qui devient ouvrier puis petit commerçant, engoncé dans la pauvreté de sa condition, avec tout ce que ça implique de bassesse comme de noblesse, est très touchante. Plusieurs fois j'ai été ému pendant ma lecture, par la fierté, par la honte que peut receler en lui un homme de cette classe sociale, à plus forte raison quand je connais ces traits de caractère pour les constater chez certains proches. En fait, c'est un livre qui nous fait mieux comprendre ces gens, mieux comprendre, aussi, notre propre milieu quand on en vient, et quand une forme de déracinement s'est opéré. Il a donc, je suppose, plus d'intérêt sur le plan social que littéraire, d’autant plus que l’auteur parle d’un point de vue bourgeois, ce qui forme un contraste entre les deux milieux. Elle s’est extirpée de sa condition pour y jeter un regard quelque peu étranger à celle-ci, et en fin de compte, l’hommage au père devient ensuite un prétexte pour parler d’elle-même.


Mais le livre n’a-t-il vraiment aucun intérêt littéraire ? Comme dit, le style est pauvre, mais le propos est riche, et j'ai l'impression que c'est ce même style qui l'enrichit encore. Je vais essayer de m’expliquer.


On connait cette fameuse phrase de Victor Hugo : « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface ». Est-ce que le choix de ce style voudrait dire qu'une vie plate se raconte platement ? Sans doute, mais alors que penser des plusieurs mois de rédaction et de correction qu'a pris l'auteur ? Parce que ça signifie qu'il y a un travail, un effort, derrière ce non-style, ce qui semble étrange. En réalité, il a été étudié pour être le plus proche possible d’une description neutre des choses, d’un compte-rendu naturel, presque oral, des phénomènes, avec notamment des éléments de discours direct rapportés. Ce qui rend le tout certes fade d’un point de vue esthétique, mais aussi suffisamment plat, lisse, pour faire tenir le tout sans tomber. On pourrait dire que le non-style est le plateau de l’histoire, c’est ce qui lui permet d’être montrée sous tous ses aspects, sans ornements qui viendraient gâcher la vue du lecteur sur ce qu’Ernaux veut nous montrer, pour ne pas troubler notre concentration ou l’orienter vers des considérations stylistiques, et nous focaliser sur le contenu. Comme un gros gâteau mis en valeur par la simplicité même de sa recette.


J’aurais tendance à dire que le style pauvre est une abomination d’un point de vue artistique, le fruit d’une fainéantise à moitié assumée, ce qu’il est dans beaucoup de cas. Mais ici, je trouve plutôt qu’il a son utilité, pour les raisons timidement évoquées plus haut. Cela dit, je trouve, de manière générale, irrecevable l’argument selon lequel le beau style serait incapable de retranscrire fidèlement la réalité d’un individu dans sa totalité, et qu’il s’agirait par conséquent d’abandonner toute recherche poussée d’esthétique (c’est l’argument des tenants de l’autofiction). Malgré les efforts d'écriture d’Annie Ernaux, qui sont indéniables, il s’agit quand même plus d’une recherche de conformité au réel que de style, puisque le style consiste en son propre dépouillement ; mais à ce compte-là peut-on encore parler de littérature ? ou même d’art ? Et puis cette recherche forme-t-elle vraiment une ambition artistique sérieuse ? Parce qu’on aurait aussi pu se contenter d’essais, d’ouvrages théoriques ou de manuels, si on ne cherchait qu’à voir le réel comme il est sans éprouver le plaisir esthétique de la littérature. Et si un peintre se disait la même chose, que la perspective ou la précision du trait ne sauraient dépeindre la vérité d’un moment et du fourmillement de tous ses déterminismes, et qu’il faudrait donc ne pas s’embêter avec ça ? Y en a qui ont essayé... et on connaît la suite. J’ai envie de dire, l’autofiction me semble être le monochrome de la littérature. La richesse ou la profondeur que l'on peut trouver dans ce livre, c'est la même que chez Giono, ce qui veut dire que ce n'est pas la narration qui est efficace, mais le matériau de l'histoire qui est riche, c'est-à-dire la figure du père en elle-même, et par extension l'état d'esprit paysan.


C’est bizarre à dire, mais La Place n’est pas un bon livre, alors que ce qu’il raconte l’est.

Créée

le 20 mai 2020

Critique lue 1.7K fois

20 j'aime

15 commentaires

Kavarma

Écrit par

Critique lue 1.7K fois

20
15

D'autres avis sur La Place

La Place
Kavarma
5

Finalement, c'est bien ou pas ?

Les critiques portées à ce genre de livres sur les excès d'intellectualisme, de branlage de cerveau, de nombrilisme exacerbé, j'en avais pris connaissance. Que le style allait être mauvais, c'était...

le 20 mai 2020

20 j'aime

15

La Place
TueReves
7

Vague à l'âme

La place est de ces livres qu'on aborde avec une espèce de condescendance, un certain mépris. Une histoire simple, quelques mots et un père. Finalement ce n'est pas bien plus mais c'en est...

le 19 avr. 2012

20 j'aime

3

Du même critique

Regain
Kavarma
8

A la gloire de la vie

[Avis très général concernant la trilogie complète de Pan, à savoir : Colline, Un de Baumugnes, et le ci-présent Regain.] L'écriture de Giono, parfois absconse, peut rebuter. J'en ai fait...

le 2 oct. 2019

24 j'aime

13

Les Choses
Kavarma
8

Les choses toi-même !

Jérôme et Sylvie, c'est un peu comme les champignons : ça vit, mais on sait pas trop comment ça se fait. Pourtant ils sont pourvus d'un corps, comme nous, d'une tête, comme nous, de bras et de...

le 28 oct. 2019

20 j'aime

18

La Place
Kavarma
5

Finalement, c'est bien ou pas ?

Les critiques portées à ce genre de livres sur les excès d'intellectualisme, de branlage de cerveau, de nombrilisme exacerbé, j'en avais pris connaissance. Que le style allait être mauvais, c'était...

le 20 mai 2020

20 j'aime

15