La Serpe
7
La Serpe

livre de Philippe Jaenada (2017)

Au matin du 25 octobre 1941 le jour se lève sur un drame terrible qui a frappé les habitants du château d’Escoire : Georges Girard, sa sœur Amélie et Louise la bonne sont retrouvés assassinés. Tués (massacrés) à coup de serpe. Un seul survivant au milieu de ce carnage, Henri Girard, 24 ans. Il s’agit du fils de Georges. Très vite, les soupçons se portent sur lui. Mais à l’issue de dix-neuf mois d’emprisonnement et d’un procès, il est acquitté. Pourtant tout semble l’accuser : les faits sont là, le mobile est probant. Alors coupable ou non ? C’est à essayer de démêler cette énigme que va s’employer Philippe Jaenada en nous entraînant à sa suite dans les pas d’Henri Girard, sur les lieux même des faits, 70 ans plus tard.


Henri Girard, personnage haut en couleurs et aux multiples facettes, se transformera en Georges Arnaud dans une espèce de seconde vie qu’il entame après sa libération. Sous ce nom, il débute une carrière littéraire et bénéficie d’une belle notoriété (j’avoue ne pas avoir entendu parler de lui jusqu’ici). Il est ainsi l’auteur de plusieurs romans, et notamment de Le salaire de la peur dont est tiré le film de Clouzot (information que j’ignorais totalement).


Mi-aventurier, mi-bourgeois il oscille selon les époques entre la plus grande richesse (surtout après le meurtre sordide de son père et de sa tante dont il est l’unique héritier) et l’extrême pauvreté. Exilé en Amérique du Sud en 1947 il épousera tour à tour les carrières de chercheur d’or, barman ou chauffeur de camion. Il aura aussi plusieurs conquêtes féminines, se mariera, divorcera, aura des enfants.


Il sera une nouvelle fois incarcéré en 1960, à l’époque de la guerre d’Algérie, pour ne pas avoir dénoncé les participants à une conférence en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Il sera alors soutenu par les plus grands intellectuels de l’époque.


C’est cette vie à la fois très riche et nimbée d’un mystère épouvantable que nous conte Philippe Jaenada dans ce livre passionnant et très documenté. Cet homme dont l’auteur nous retrace minutieusement la vie est-il une sorte de Jekyll and Hyde ? Coupable du plus atroce des crimes ou victime de son attitude, un homme concerné par les enjeux de son époque au point de chercher à rejoindre la résistance et à s’engager lors de la guerre l’Algérie ou un manipulateur froid et retors ? Peut-il être passé en quelques années du plus épouvantable des meurtriers à cet homme à la vie certes dissolue, mais qui semble inoffensif.


C’est en épluchant les archives, en pointant les incohérences et les inexactitudes, en remontant le fil de l’histoire que l’auteur va chercher à démontrer la culpabilité ou non de son personnage. Le jeu est malin car la première partie semble nous amener vers la culpabilité certaine et on commence à se dire que Philippe Jaenada se moque de nous car, enfin, c’est quand même ce dont la plupart des gens (et la police en premier) étaient persuadés à l’époque. Et puis, petit à petit, les pièces du puzzle s’emboîtent et on commence à s’interroger. A voir, comme l’auteur, les contradictions, les lacunes dans les témoignages et dans l’enquête, les partis-pris qui concourent à faire d’Henri un parfait coupable.


Philippe Jaenada prend un malin plaisir (et nous aussi) à balader son lecteur entre considérations personnelles, anecdotes politiques, historiques ou culturelles avant de revenir à son sujet principal. C’est l’une des caractéristiques de cet auteur avec la multiplication des parenthèses voire de parenthèses dans les parenthèses comme autant de poupées russes emboîtées les unes dans les autres. Une caractéristique qui peut en agacer plus d’un mais qui moi m’amuse beaucoup.
Les livres de Philippe Jaenada nécessitent une concentration sans faille pour suivre le fil de l’intrigue principale à travers les multiples méandres de sa pensée et de son écriture. C’est exigeant mais passionnant.


Au final, on ressort de ce récit convaincu que tout n’a pas été fait pour trouver le véritable coupable de ce triple meurtre sordide et qu’on s’est arrêté à une solution de facilité qui n’a heureusement pas conduit Henri à la guillotine. Mais ne peut-on pas aussi se dire que les faits, les preuves, les témoignages et les écrits peuvent être interprétés et manipulés selon ce qu’on a envie de démontrer ? Et qu’en ce sens Philippe Jaenada réalise un exercice démonstratif parfaitement maîtrisé !

Christlbouquine
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs livres de 2017

Créée

le 28 févr. 2021

Critique lue 131 fois

2 j'aime

Christlbouquine

Écrit par

Critique lue 131 fois

2

D'autres avis sur La Serpe

La Serpe
Cannetille
9

Superbe occasion de méditer sur l'erreur judiciaire...

Un matin de 1941, au château d’Escoire dans le Périgord, Henri Girard crie au secours : son père, sa tante et la bonne ont été massacrés à coups de serpe durant la nuit. Aucune effraction n’est...

le 24 juil. 2023

6 j'aime

14

La Serpe
Val_Cancun
9

Le saigneur du château

Première incursion de ma part dans l'œuvre de Philippe Jaenada, qui s'est tourné depuis quelques années vers l'écriture de biographies consacrées à des personnalités dont la vie a été marquée par un...

le 26 sept. 2021

6 j'aime

La Serpe
Ced_Auma-Jeu
4

Critique de La Serpe par Ced_Auma-Jeu

Tombé un peu par hasard sur ce livre avant la critique parue dans le Canard Enchaîné. Je la reproduis néanmoins ici, tant elle correspond à mon état d'esprit après une lecture un peu rébarbative...

le 25 sept. 2017

5 j'aime

Du même critique

L'Étrange Traversée du Saardam
Christlbouquine
6

Critique de L'Étrange Traversée du Saardam par Christlbouquine

1634, à Batavia en Indes Orientales. Plusieurs passagers prennent place à bord du Saardam pour rejoindre Amsterdam. Parmi eux, le gouverneur général ainsi que sa femme, sa fille et sa maîtresse,...

le 15 avr. 2022

4 j'aime

L'Oiseau Moqueur
Christlbouquine
8

Critique de L'Oiseau Moqueur par Christlbouquine

New-York, XXVème siècle. Les hommes ont peu à peu abandonné le pouvoir aux robots. L’individualisme est devenu la norme. Plus de cellule familiale, d’ailleurs il n’y a plus d’enfants qui naissent,...

le 4 déc. 2021

4 j'aime

Isabelle, l’après-midi
Christlbouquine
4

Une lecture décevante

Étudiant américain, Samuel rencontre Isabelle lors d’un séjour à Paris. Un peu plus âgée que lui, elle exerce aussitôt un puissant attrait sur le jeune homme. Ils deviennent amants. Tous les jours à...

le 6 août 2020

4 j'aime