Dans ce très court essai, le coréen Byung-Chul Han tente de démontrer en quoi le travailleur moderne acquiert la fatigue parmi ses attributs de travailleur, d'Homo Laborans.
Han soutient la thèse toute simple que les maladies psychiques ont changé de nature. Nous avions jadis, étudiées en long et en large par Freud, la névrose et les perversions qui sont provoquées en réaction à la répression des pulsions, marque de la société de la négativité. En clair, la société répressive, celle des interdits, des prisons et des hopitaux psychiatriques étudiés par le menu par Foucault. De telles afflictions, si largement partagées au début du siècles dernier sont aujourd'hui remplacées par la dépression, les TDAH (troubles déficitaires de l'attention humaine) et les TPB (trouble de la personnalité borderline), produit de la société contemporaine de la positivité, celle de la performance et de l'auto-réalisation. La surveillance ne s'effectue plus par l'extérieur mais par le propre sujet, qui devient son propre exploitant. La dépression est alors la manifestation de la fatigue provoquée par cette exploitation, autant que la révolte contre un oppresseur intérieur.


Pour appuyer sa démonstration, Han reprend des travaux qui lui précèdent à commencer par Ehrenberg dont il réfute l'attribution du succès de la dépression à la dissolution de la notion de conflit, paradigme fondateur de la psychanalyse. Selon ce dernier, la dépression est la trace de l’avènement de "l'homme de masse" de Nietzsche, qui perd sa souveraineté et n'a plus la force d'être lui-même. Que nenni répond Han, la dépression ne peut pas s'inscrire dans le modèle du conflit puisqu'elle se dérobe à celui-ci. Conflit implique négativité et refoulement, alors que la dépression ne les a pas pour moteur. Elle vient plutôt de la positivisation du monde, et est provoquée par une nouvelle forme de violence : non pas celle du conflit mais la violence consensuelle.
Il s'appuie ensuite sur Agamben et sa théorie de l*'homo sacer* que je ne connais pas. Il s'en sert (ha ha) toutefois pour démontrer que l'auto-exploitation est plus efficace que le ban de la société, qui est le caractère principal de cet homo sacer si j'ai bien compris.


Han reprend ensuite Esposito et sa très intéressante théorie de l'immunité. Esposito remarque en effet que toute la pensée biologique du XX° siècle est structurée selon le modèle immunologique du corps étranger, introduit dans l'ogranisme qu'il faut combattre. Cette conception intellectuelle circule également par porosité dans les théories politiques et philosophiques dont je laisse au lecteur le soin de trouver des traces parmi les grands discours de ce siècle (indice : il faut éliminer la vermine...). Malheureusement, le concept de l'immunologie ne permet plus de penser la mondialisation : alors que le sujet immunologique rejette l'autre et l'exclut car il le perçoit comme une aggression, le sujet moderne souffre d'un trop-plein du même. C'est le même qui est à la source de l'inquiétude et génère la violence sous forme consensuelle.


On continue notre périple chez Mme Arendt, et sa tentative de réhabiliter la vita activa contre la vita contemplativa dans La condition de l'homme moderne. Or elle s'emmêle les pinceaux dans ses conclusions, en prédisant la submersion de la vie individuelle par "la vie de l'espèce", complètement invalidée par l'expérience contemporaine : l'homo laborans n'abandonne pas son ego pour se fondre dans le moule de l'espèce, bien au contraire. On termine enfin notre périple chez Bartleby, le héros de Melville. Vous savez, ce héros apathique qui répond "j'aime mieux pas" à tout ce qu'on lui propose et qui se laisse déchoir complètement. Agamben le voit comme une incarnation pure de la puissance nouvelle, perdu : c'est en fait un être purement négatif tourné vers la mort. Alors que toute un courant de philosophes faisait de lui le parangon de l'homme moderne (Agamben, Deleuze...), il n'est que le dernier représentant de la race ancienne qui s'apprête à se coucher dans la tombe.


Han termine son exposé sur une note un peu poétique, comme une philanthropie en pointillé en faisant l'éloge de la fatigue qui permet la réflexion, la mise à distance de son environnement par le sujet. Celle de la méditation qui constitue le début de toute activité de pensée ou artistique honnête. Cette fatigue procède d'une fatigue expressive, voyante et qui unit que Hun à la suite d'Handke dans son Essai sur la fatigue, oppose à son antagoniste muette, aveugle et qui divise.
Cette première sorte qu'il nomme Fatigue fondamentale reconstruit la dualité que la promiscuité permanente de la société positive abolit et fait naître l'esprit. C'est cette fatigue que l'auteur attribue volontiers aux disciples recevant l'Esprit à la Pentecôte. C'est la fatigue que l'homme ressent pendant le Shabbat, tout premier commandement légué par Dieu. Elle vit de ce fait profondément en nous.


Mais cette fatigue est menacé par l'autre sorte, apathique qui est la fatigue d'épuisement. Générée par l'injonction positive, elle menace chacun des sujets se soumettant à l'auto-exploitation. Il termine sur une prophétie énigmatique, la disparition de toutes les formes face à l'économie de l'efficacité.


Tout au long de cette courte et efficace démonstration, l'ombre de Nietzsche et son "homme de masse" plane sur cet ouvrage. Hun s'y renvoie régulièrement et honore la clairvoyance de son prédécesseur. On parcourt avec plaisir ces quelques pages, appréciant la plume synthétique de son auteur et sa capacité à expliquer en peu de mots des théories philosophiques. Son travail semble cependant plutôt trouver sa source dans les travaux de Richard Sennett sur les conséquences de la nouvelle division du temps sur les individus (que je lis au moment ou j'écris ceci, penchez-vous dessus c'est passionnant). Le bouquin brille vraiment par sa clarté et sa rigueur. Je me suis peut-être enflammé au moment de le noter pour si peu de contenu mais j'espère attirer votre attention sur cet essai réellement réussi.
Au fond, ses intentions sont de refermer la page de la psychanalyse en philosophie, grand succès du XXème siècle mais déjà périmé à la fin des années 80 pour qui veut comprendre les maux de l'âme qui nous frappent en masse ces temps-ci.


Pouet.

Fabrizio_Salina
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le 23 sept. 2015

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