Lorsque l'on évoque Kaczynski et ses exactions criminelles, le terme d'écoterrorisme (terme que l'on entend de plus en plus dans l'espace médiatique d'ailleurs) revient automatiquement. Et pour cause, ses revendications visaient essentiellement à amener la société industrielle à sa fin, qu'importent les moyens, au profit d'un idéal plus proche de ce que l'on pourrait appeler vulgairement la "nature".


Cependant les raisons qui mènent Kaczynski à cet objectif final ne résident pas tant dans la préservation de l'environnement et de la biodiversité, thèmes chers aux militants écologistes habituels et qui n'apparaissent que très succinctement dans les pages de ce présent manifeste ; là réside toute l'idiosyncrasie de ce solitaire qui n'aura jamais été que l'unique membre de son groupuscule révolutionnaire s'autodésignant sous les lettres énigmatiques de "FC". Car la pensée de Kaczynski vogue confusément entre différents bords idéologiques tout en s'ancrant malgré tout largement sur un continent où l'écologie - en tant que modèle politique et social visant à accommoder progrès civilisationnel et préservation de l'environnement - n'est pas vraiment la préoccupation principale de ses représentants. Parce que la préoccupation de Kaczynski n'est pas non plus l'écologie mais la préservation d'un ordre social préconçu. Une idée figée dans un passé hypothétique et surtout fantasmé de ce qu'est ou plutôt de ce que doit être la condition humaine.


Premièrement, le point névralgique du manifeste réside dans la notion de liberté et par extension l'emphase sur la liberté individuelle face à la société industrielle qui serait par essence collectiviste (pour ne pas dire communiste) - donc intrinsèquement nuisible pour l'individu.


Selon Kaczynski - et c'est sans doute le point le plus important de son exposé - la société industrielle est le principal facteur d'aliénation de l'homme moderne, qu'il considère comme étant soumis à la bureaucratisation et dont le contrôle constant amène paradoxalement l'individu à un sentiment d'impuissance, de perte de maitrise de son destin ; il oppose par conséquent l'homme moderne à l'homme dit "primitif". Si on comprend aisément que l'homme dit "moderne" désigne le lecteur novice lui-même ou plus précisément l'homme "ordinaire" qui accepte passivement de vivre son aliénation, il n'est pas réellement question de préciser de quel homme primitif parle Kaczynski (de même qu'il y a un flou persistant sur le moment où selon lui la société est passée de "primitive" à "industrielle"). Il fait bien référence à des peuples parfois, comme par exemple les natifs américains, mais toujours de manière anecdotique et pour conforter sa vision, en dehors de tout processus historique et social. Sa vision simpliste et fantasmée l'amène à considérer la société primitive et restreinte comme étant une somme d'individus libres et ayant un contrôle sur la nature puis leur destin et ce malgré les contraintes que celle-ci peut imposer.


Pour résumer son point de vue en quelques mots, la société industrielle collectiviste maitrise la nature à son détriment et au détriment des individus aliénés qui la constituent tandis que la société primitive composée d'individus libres ont une maitrise de la nature directe, sans intermédiaire et sans nuire à cette dernière.


On constatera que cette conception de la liberté est très marquée par la culture américaine et son histoire. Kaczynski ne fait que rabâcher des poncifs très largement en vogue dans les milieux d'extrême-droite américaine anticommuniste ; l'individu tout puissant serait bridé par des entités protéiformes plus ou moins malfaisantes, rongées par le ressentiment et incapables de prendre des initiatives autrement qu'en groupes parasitaires œuvrant dans l'ombre. Une sorte de nietzschéisme de pacotille mêlé aux théories du complot du début du XXème siècle en somme.


Quelle est donc la nature de ces entités pour Kaczynski ? Selon lui, le problème principal vient avant tout du "Progressisme" ("leftism" dans le texte original ou "gauchisme" au sens littéral) et de son essence collectiviste qu'il met en corrélation avec la nature qu'il prête à la société industrielle. Il s'attaque particulièrement à ceux qu'il identifie comme étant les chantres de cette idéologie progressiste, c'est-à-dire les blancs issus de milieux moyennement aisés et universitaires (un milieu qu'il connait bien puisqu'il en est lui-même issu).


Il faut bien comprendre que pour Kaczynski le progressisme englobe toute démarche visant à améliorer la condition de l'humanité dans un sens commun ; il s'agit davantage d'une dynamique sociale ayant pour finalité de tirer l'être humain hors de son "état de nature" plutôt que d'une idéologie précise et unifiée. Ce délitement d'un hypothétique cadre originel et "authentique" des valeurs conduit irrémédiablement à la destruction de l'environnement naturel (via le développement de la société industrielle). Il est donc primordial selon lui de conserver un cadre social rigide et restreint où l'individu passe le plus clair de son temps à subsister à ses propres besoins primaires plutôt que de pratiquer des activités qu'il qualifie de "substitution". Ainsi toute notion de justice sociale (qu'il met entre guillemets) est vouée d'abord à nourrir l'évolution croissante de la société industrielle, puis à l'échec.


Il est donc évident que ceux qui défendent ce genre de valeurs sont les plus grands "idiot utiles" du système technologique, quand bien même ceux-ci seraient entre autre des défenseurs radicaux de l'écologie. C'est pour cela que Kaczynski blâmera quasi exclusivement les individus de gauche du spectre politique (qu'ils soient vaguement réformateurs ou révolutionnaires) plutôt que les capitalistes néoconservateurs ou paléoconservateurs dont l'influence aux Etats-Unis est incomparable ; c'est parce qu'il se sent fondamentalement plus proche de ces derniers d'un point de vue philosophique même si son projet de société est aux antipodes du leur. Il partage leurs prémisses essentialistes et réactionnaires mais pas leurs conclusions. Kaczynski estime que le danger réside avant tout dans le progressisme parce que c'est cette dynamique qui sert de moteur à la société industrielle, tandis que les conservateurs ne font qu'essayer vainement de freiner son évolution tout en approuvant celle en vigueur.


Je ne crois pas que Kaczynski n'eût jamais voulu convaincre personne d'autre qu'un cercle restreint de marginaux et - surtout - lui-même. Le ressentiment envers ses ex-semblables universitaires est franchement palpable et la rigidité de son idéologie trahit un positionnement arc-bouté et sectaire non pas conçu pour convaincre les masses mais davantage quelques individus isolés et influençables. Le manifeste est d'ailleurs traversé d'une rhétorique pouvant faire penser par moments aux prolégomènes des énoncés de développement personnel comme si tout ce fatras n'était qu'un long tunnel de vente comme ceux que l'on retrouve de nos jours un peu partout sur internet. D'ailleurs, qu'aurait pensé Kaczynski de l'internet actuel s'il avait connu en son temps ce moyen de communication sans commune mesure avec ce que l'être humain a accompli dans son histoire et ce malgré les enjeux écologiques majeurs que celui-ci impose ? S'en serait-il servi pour essayer de propager ses idées ? Mystère.

evoe
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le 26 oct. 2023

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