Les deux premiers tomes du cycle d'Ender sont des chefs d'œuvres. Mais séparés par des milliers d'années, il y avait la place pour un autre cycle. C'est ce que propose Orson Scott Card avec sa saga des ombres. Et que dire de ce premier tome magistral… "la stratégie de l'ombre", titre en langue anglaise "Ender's Shadow" mais aussi "Urchin" (gosse des rues, titre non commercial aux yeux de son auteur).
En reprenant les événements de la stratégie Ender sous un autre point de vue, Orson Scott Card propose une relecture de son meilleur roman. Mais si Ender présentait le plan A pour gagner la guerre contre les doryphores (plan couronné de succès), nous avons affaire au plan de secours. Un plan qui n'aura donc pas à servir, le lecteur en a conscience, et pourtant la magie opère et la tension reste forte tout du long.
Si Ender était un héros brillant, il se caractérisait aussi par son empathie. L'enfant qui adorait sa grande sœur, et qui aurait tant voulu que son grand frère tyrannique l'aime. Le soldat qui doit aimer son ennemi pour mieux le comprendre et le détruire. Bean n'a pas cette empathie initialement. Ayant grandi dans l'enfer des rues de Rotterdam, il est avant tout un survivant. Il mettra plus de la moitié du livre à se soucier des vrais enjeux globaux (la guerre contre les doryphores et la guerre civile humaine qui suivrait une éventuelle victoire). Bean analyse plus froidement qu'Ender. Il est dans le calcul permanent, jamais dans les sentiments. Bean n'a ni famille, ni amis. Mais ce sera aussi le plaisir de le voir apprendre à être humain qui dictera le roman, avec justement Ender comme lointain modèle. Le moment crucial où Bean dit adieux aux hommes de la flotte lors de la bataille finale, saluant à l'insu de ses camarades enfants le sacrifice héroïque de ces hommes à l'autre bout de l'univers, montre bien tout le chemin émotionnel parcouru par le petit Bean qui dans les rues de Rotterdam ne pensait qu'à la survie et ne comprenait pas le comportement de la gentille Poke.
On peut distinguer différentes phases dans ce roman. Toute la partie introductive à Rotterdam, brillante, inventive, saisissante, si importante dans la construction de notre héros. En complément, il y a la quête des origines de notre héros par sœur Carlotta. C'est une enquête très touchante et qui permet de beaux moments sur des thèmes humanistes, philosophiques, religieux et éthiques. Présent tout au long, cette intrigue d'arrière-plan sert à dynamiser l'intrigue principale en permettant des révélations à certains moments clés.
Concernant la vie de Bean une fois que la stratégie de l'ombre se met en place, une fois qu'il devient le plan de secours de l'armée humaine, je distingue trois phases. La première, la plus longue, concerne toute sa vie à l'école de guerre jusqu'à son apparition dans "La stratégie Ender". Il emprunte un parcours si différent d'Ender que ces premières armes ne sonnent absolument pas redondantes. Par ailleurs, ses spécificités intellectuelles le mettent dans une relation humaine très différentes par rapport aux adultes. L'évolution de ses relation avec le capitaine Dimak et avec le colonel Graff tout au long du roman est ainsi bien plus complexe que celle qui pouvait exister entre Graff et Ender (relation intéressante mais très peu changeante entre sa dynamique de début et de fin). Durant cette phase, Bean est l'ombre d'Ender, sans jamais le croiser, mais à œuvrer aux limites de sa vie, entre fascination, respect et curiosité. Jusqu'à désigner les 40 soldats qui formeront l'armée du Dragon d'Ender.
La seconde phase concerne toute la partie commune entre Bean et Ender dans l'armée du Dragon. C'est à mes yeux la moins pertinente du livre. Nous connaissons tous ces passages, et si la vision de Bean est intéressante, notamment ses peurs, ses doutes et ses difficultés, il n'empêche que la plus-value n'est pas aussi énorme qu'ailleurs dans le roman.
Puis, une fois Ender parti de l'école de guerre, il s'agit dans un premier temps pour Bean de subir sa propre épreuve finale (la confrontation avec Achille, son équivalent de Bonzo, qui sert aussi à préparer la suite du cycle de l'ombre) et dans un second temps de suivre la vision de Bean sur toute la dernière ligne droite de la guerre. Ainsi, le livre nous permet de découvrir l'entraînement final des subalternes d'Ender (on a enfin le fin de mot de l'histoire concernant le comportement trouble de Pétra !), avec notamment Bean en commandant de substitution tandis qu'Ender s'entraîne seul. Bean, comprenant parfaitement que le jeu n'en sera pas un, a un poids sur les épaules différent de ses camarades. Orson Scott Card, sachant que le twist n'en est plus un, joue ainsi sur un registre différent. Et surtout, Bean, joue tout du long son rôle de doublure à Ender, prêt à chaque instant à le remplacer si nécessaire, gardant sans cesse un œil sur l'ensemble des batailles, le conseillant de son mieux. Il est une fois de plus, et d'une manière un peu différente, l'ombre d'Ender, protectrice et bienveillante.