L'argument est minimaliste : l'auteur a choisi d'arpenter, tout autour de Paris, la limite entre ville et campagne. Il part d'Aulnay-sous-Bois et y revient en en ayant fait le tour, essentiellement durant la période de confinement. Il décrit simplement ce qu'il voit.

Culotté : pas de quoi faire un best seller. Mais notre homme écrit fort bien, ce qui le sauve. Ce qui donne envie de poursuivre la lecture, c'est aussi l'humour, qui parsème de loin en loin ces pages, comme les décharges, les anciennes forteresses militaires, les entrepôts logistiques, les campements roms que Rolin croise régulièrement. Dès le début, l'évocation des lapins fait sourire :

Lorsque Dieu a créé le lapin, s'attendait-il à ce qu'on le retrouve si nombreux [j'aime le singulier associé à "nombreux"], de nos jours, à Aulnay-sous-Bois ? Le 2 août 2020, pour ce qui me concerne, (...), j'ai remarqué que le terre-plein central de celui-ci était occupé par plusieurs dizaines de lapins, isolés ou par groupes, assis pour la plupart, ou donnant l'illusion d'être assis, dans la même position qu'adoptent leurs congénères en peluche.

Le nom des lieux qu'il traverse, souvent, poétique, est parfois l'objet d'un trait d'humour. Page 62 :

(...) ce qui avait dicté mon choix de la dernière partie de l'itinéraire, c'était qu'une fois passé l'A115, le chemin que je devais suivre (...) passât entre deux champs dont l'un porte le nom de "cimetière aux chevaux" et l'autre de "bois des culs des anges". Il est facile d'imaginer combien j'étais curieux de voir à quoi pouvait ressembler ce dernier, même si je me doutais, malgré tout, qu'il s'agissait d'un champ comme les autres, sans rien de particulier. Mais après avoir sans surprise vérifié ce défaut de particularité, au moment de noter, dans un carnet, que je venais de traverser ou plutôt de longer le bois des culs des anges, en regardant plus attentivement la carte au 1/25000e je constatai qu'en fait d'anges, c'étaient des angles dont le nom de ce champ célébrait le cul : même si, dans la mesure où l'on ne voit pas bien ce que pourrait désigner le cul des angles, on a tout lieu de penser que c'était en effet d'après le cul des anges que ce champ, ou ce bois, avait été nommé d'abord, et que son nom avait été édulcoré, ultérieurement, dans un souci de correction et peut-être à la suite d'une demande pressante du clergé, de même qu'à Paris, par exemple, la rue de la Pute-y-Muse était devenue la rue du Petit-Musc.

Rolin est adepte de ce genre de longue phrase à la Proust (convoqué d'ailleurs dans le récit), qu'il manie avec brio. Page 77-78, c'est César qui est l'occasion d'un développement délicieux :

(...) je rejoignis le chemin improprement nommé chaussée Jules-César, sur les premiers cent ou deux cents mètres duquel un nombre tout de même inhabituel de personnes s'était soulagées dans un passé récent. Mais je ne voudrais pas faire d'après cela une mauvaise réputation à la chaussée de César, car excepté l'impropriété de son nom, et le fait qu'elle ne présente aucunement le caractère d'une "chaussée", au moins sur la partie que j'ai empruntée, il n'y a rien à lui reprocher.

Presque du... François Rollin !

Les décharges sauvages sont un motif récurrent du parcours, ce qui n’a pas laissé de m'étonner, en 2020... Les déchetteries n'ont pas dû être prévues en assez grand nombre en région parisienne... Elles inspirent l'écrivain. Page 86 :

(...) on tombe enfin sur le chemin de Pissefontaine à Carrières, celui qui sur la carte semble mener dans la direction souhaitée. (...) Un champ terreux et zébré en tous sens de traces de deux-roues contribue au climat post-apocalyptique - paisiblement post-apocalyptique - qui s'est établi peu à peu, et ce n'est encore rien à côté de celui qu'induit, un peu plus loin la décharge sauvage que le chemin longe avant de s'y dissoudre [bien aimé ça]. Sur l'habituel substrat de matériaux de construction, la couche supérieure de déchets présente une grande variété d'objets domestiques, tels des chaussures, des vêtements et d'autres jouets d'enfants, et ce détail, vaguement évocateur des à-côtés de l'épuration ethnique dans un pays en guerre, lui confère un caractère particulièrement sinistre.

Les rares humains qu’il croise sont parfois victimes de son ironie mordante, comme ce cavalier, page 94 :

(...) lequel m'accusa au passage d'avoir fait peur à son cheval, mais sur un ton si outrageusement snob qu'il ne pouvait s'agir que d'une parodie.

et page 101, alors qu'il aborde un camp de Zadiste :

Or voici qu'en débouchant du chemin de la Justice (...), je découvre que la palissade entourant le terrain vague (...) est couverte de slogans tels que celui-ci : "A bas l'empire, vive le printemps !" ou "Des légumes, pas de bitume !", et d'autres plus radicaux, flétrissant le patriarcat ou laissant présager le triomphe de l'anarchie [jolie formule]. (...) Dès cette première visite [car l'auteur, à plusieurs reprises, revient sur des lieux qu'il a une fois visités, pour noter les changements qu'il constate], alors que je passais devant l'hôtel en voie de démolition, un garde de sécurité inutilement agressif avait jailli d'un stationnement pour me notifier l'interdiction de me trouver là.

Ayant moi-même beaucoup marché au bord des routes, j'ai été sensible à la sensation suivante décrite par Rolin, avec toujours cette lucidité quant à la relativité d'une telle impression, page 176 :

(...) à chaque fois qu'il m'arrive de survoler ainsi une autoroute ou une route à grande circulation, selon une trajectoire perpendiculaire au trafic, la vitesse et le bruit, l'apparente confusion avec lesquelles se ruent voitures et camions, me donnent toujours la même impression de fureur et de quasi-démence : impression dont il convient de préciser que je ne l'éprouve aucunement lorsque je me trouve moi-même à bord d'un véhicule en mouvement (...)

Des événements marquants, il y en a très peu au cours de ce périple : ce n'est pas l'Odyssée ! Réaliste donc. Une seule altercation, joliment contée de nouveau, avec un propriétaire surnommé le marquis de Carabas, montre bien la foncière honnêteté intellectuelle du narrateur. Page 184 :

Je n'entrerai pas dans le détail de l'algarade qui s'ensuit, aussi bien parce qu'un tel récit ne reflèterait que mon point de vue, inévitablement déformé par la colère dans laquelle cet incident m'a plongé, que parce que je n'en conserve en vérité qu'un souvenir confus, faute d'avoir été en mesure de prendre des notes aussitôt.

Ces quelques extraits montrent bien la tonalité du récit, ponctué de charmants noms de lieux divers et variés : le chemin du Ru, le cours de Merveilles et celui de la Rigole domaniale, le hameau Le Bout d'en bas, la ferme et le carrefour de la Patte d'Oie, la voie des Près qui jouxte celle des Poulettes, le bois des Folies et celui de la Tombe, le passage du Réveillon, le parking des Erables... Un inventaire à la Prévert que n'aurait pas renié un Eric Vuillard, lui aussi amoureux des noms, et qui rappelle parfois à l'auteur des romans ou des films : Mouchette pour une mare et Le diable au corps pour la commune de Mandres-les-Roses sont convoqués.

Jean Rolin parvient ainsi à enchanter (un peu) des lieux que l'on devine objectivement assez ternes, voire déprimants : un tour de force. La lecture de ce parcours est, on l'a dit, savoureuse lorsque un humour subtil s'y déploie régulièrement. Mais, dans une grosse moitié du roman, cet humour pince-sans-rire disparaît presque complètement et l'on commence à peiner à tourner les pages. L'enthousiasme chute.

Et Bandoufle ? Lorsque le nom apparaît, le lecteur s'attend à ce qu'il s'y passe quelque chose de particulier, qui peut-être éclairerait tout le livre d'un jour nouveau. En vain : ce n'est décidément pas le créneau de cet objet littéraire, strictement réaliste dans ce qu'il raconte. Il ne se passe rien de notable à Bandoufle.

Susciter l'engouement en décrivant ces limites entre ville et campagne dans l'environnement le moins poétique qui soit, le pari était de taille. Il est en partie tenu. En partie seulement. L’entreprise n’en reste pas moins estimable : des gravats, peuvent émaner des milliers de coquelicots, Jean Rolin nous en aura fait admirer quelques-uns.

7,5

Jduvi
7
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le 16 déc. 2022

Critique lue 17 fois

Jduvi

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