Une valse à 5 temps, c'est beaucoup plus troublant, c'est beaucoup plus troublant mais beaucoup plus charmant qu'une valse à 3 temps, aurait pu chanter Brel. La mesure de cette Valse aux adieux est à 5 temps, c'est-à-dire bancale, puisqu'en effet il y a quelque chose d'instable dans cette comédie humaine au sein d'une paisible station thermale. En cinq journées, chacun des huit principaux protagonistes va dire adieu à quelque chose.

Klima, le trompettiste célèbre, même s'il ne le sait pas encore à la fin du roman, va dire adieu à Kama qu'il trompait depuis des années : cette histoire-là aura ouvert les yeux de son épouse quant à son homme, qu’elle n’aime plus. Ruzena, l'infirmière tombée enceinte qui s'était débattue avec l'idée d'avorter, va dire adieu à la vie, victime d'une tragique méprise. Frantisek, le rival de Klima, va dire adieu à celle qu'il aimait, Ruzena, et au bébé qu’elle portait. Skreta, le gynécologue "très spécial", va enfin mettre un terme à son statut d'orphelin, en se faisant adopter par Bertlef. Jakub, le dissident, va dire adieu au pays qui l'a emprisonné. Olga enfin, fille adoptive de Jakub, va dire adieu à l'enfance, en lui imposant enfin sa volonté. Seul Bertlef ne quitte rien : il trône au-dessus des autres tel un dieu, dont il a la puissance conférée par le charme et l'argent, ainsi que par sa nationalité, américaine, qui ouvre la voie à l'Eden dans ce régime dictatorial jamais nommé. Il défend d'ailleurs sans cesse les Ecritures face à ses interlocuteurs qui ne croient plus à rien.

"Si Dieu n'existe pas, alors tout est permis", selon la fameuse phrase de Dostoïevski dans Les frères Karamazov. En effet, tout est permis dans La valse aux adieux : faire croire à une femme qu'on l'adore juste pour qu'elle accepte d'avorter en ayant bien l'intention de l'abandonner ensuite (Klima), refuser de parler avec celui qui pourrait être le vrai père de son enfant, Frantisek (Ruzena), féconder des centaines de femmes à leur insu (Skreta), commettre un meurtre par simple négligence (Jakub), coucher avec son père adoptif (Olga), séduire une jeune femme qui a l'âge d'être sa petite-fille alors que sa femme suit une cure dans le même établissement (Bertlef). Quelques personnages secondaires en rajoutent une couche, tel le père de Ruzena, qui organise des chasses aux chiens rappelant métaphoriquement les rafles des régimes communistes, ou le trio libertin de l'équipe de cinéma, qui trouve tout naturel d'organiser une partouze avec Kamila et Ruzena, cette dernière n'ayant été approchée que quelques minutes auparavant. Une valse qui regorge de moments savoureux, comme celui où Klima achète des roses pour l'anniversaire de sa femme, avant de se rendre compte que sa pensée est trop occupée par le "problème Ruzena" et de choisir d'emmener son épouse voir un western au cinéma pour limiter la conversation, après avoir demandé au téléphone à l'infirmière la couleur de sa culotte (rouge comme les roses) !

Valse en 5 temps, mais bien à 3 temps car à 3 cavaliers: comme dans une salle de bal où les danseurs changeraient de partenaire, les trios les plus variés se succèdent.

Puisque le roman de Kundera a les allures d'un vaudeville, il y a d'abord le trio principal à la Jules et Jim : Ruzena et ses deux prétendants, Klima et Frantisek. Frantisek aime Ruzena qui aime Klima. Frantisek est le seul personnage qui ressent un amour sincère, fût-il dévoyé par la jalousie. Ruzena ? Si elle veut conquérir Klima ce n'est qu'en raison de sa notoriété, qui la fait exister. Puis ce seront les discours faussement enamourés et flatteurs du trompettiste qui la convaincront, momentanément, d'avorter. Le roman débute d'ailleurs par la plainte de l'infirmière, qui se languit d'être seule sans espoir d'être aimée, ignorante même de sa beauté. Et il est significatif qu'elle rejette l'amour sincère du pauvre Frantisek qui ne la valorise nullement, puis qu'elle tombe amoureuse de Bertlef parce que celui-ci sait avec suffisamment de conviction lui dire qu'elle est belle.

Glissons d'un personnage pour considérer le trio Ruzena-Klima-Kamila. Kamila est encore plus belle que Ruzena mais elle représente la banalité du quotidien pour Klima toujours en quête d'aventures. Rongée par les soupçons, elle se rend dans la station thermale pour piéger l'infidèle. Elle y trouvera bien autre chose : la conscience de sa propre valeur, révélée par un Jakub subjugué. Comme Ruzena, elle n'existe que par le regard d'autrui. "L'enfer c'est les autres", disait Sartre, ce qui signifie, on l'ignore souvent, "l'enfer, c'est le regard des autres". Ce peut-être aussi le paradis.

Un autre trio, purement masculin, nous fait passer du vaudeville au roman philosophique : c'est le trio Skreta-Jakub-Bertlef. Puisque ce ne sont que des hommes, ce trio-là nous parle de paternité. Il y a celui qui ne veut pas enfanter, Jakub, pour de multiples raisons qu'il expose à Bertlef, celui-ci se contentant de répondre comiquement "- Ensuite,". En substance : Je n'aime pas l'expérience de la maternité, j'aime le corps des femmes et je ne veux pas le voir déformé ("je ne peux penser sans dégoût que le sein de ma bien-aimée va devenir un énorme sac à lait"), je ne veux pas ajouter un être à cette société honnie, je veux conserver ma liberté, je ne veux pas adhérer à la propagande nataliste, procréer c'est affirmer la caractère positif de la vie. Finalement, peut-être le roi Hérode qui ordonna l'extermination de tous les nouveaux-nés était-il dans le vrai ? Bertlef lui répond que la réponse de Dieu à cette décision fut bel et bien l'envoi d'un enfant.

La filiation est le motif sous-jacent de la valse que Kundera nous donne à entendre. Il y a ceux qui ne veulent pas être père, l'un, Jakub, pour les raisons philosophiques qu’on vient d’énumérer, l'autre, Klima, par pur égoïsme - et l'on goûtera l'ironie qui veut que le principal enjeu du roman soit un avortement, au sein d'une clinique vouée à combattre la stérilité ! Le père en conflit avec sa fille, celui de Ruzena. Le père biologique multiple, Skreta, à la recherche d'un père adoptif pour lui-même (cette seule construction est vertigineuse et pleine de sens). Celui qui veut être père, Frantisek. Enfin, le père épanoui, Bertlef, en vieux barbu dans le ciel qui, tel les dieux de l'Olympe, ne dédaigne pas la gaudriole !

Face à ses pères, il y a les mères et leur désir d'enfant. Ruzena est le point névralgique où se joue la question puisqu'elle voit l'enfant qu'elle porte comme le seul trésor qu'elle a pour elle face à la tyrannie des hommes. Presque une arme. Entre l'image de la femme comblée par un amant que Klima agite sous ses yeux comme un fantasme et la femme éternelle, celle qui enfante, Ruzena hésite. Page 182 de l'édition Folio :

Mais la nuit passée, Ruzena avait très mal dormi et elle avait décidé qu'elle ne pouvait pas compter sur l'amour de Klima, de sorte que tout ce qui la séparait du troupeau lui faisait l'effet d'une illusion. La seule chose qu'elle possédât, c'était dans son ventre ce germe bourgeonnant protégé par société et la tradition. La seule chose qu'elle possédât, c'était la glorieuse universalité du destin féminin qui lui promettait de combattre pour elle.
Et ces femmes, dans la piscine, représentaient justement la féminité dans ce qu'elle avait d'universel : la féminité de l'enfantement, de l'allaitement, du dépérissement éternels, la féminité qui ricane à la pensée de cette seconde fugace où la femme croit être aimée et où elle a le sentiment d'être une inimitable individualité.
Entre une femme qui est convaincue d'être unique, et les femmes qui ont revêtu le linceul de l'universelle destinée féminine, il n'y a pas de conciliation possible. Après une nuit d'insomnie lourde de réflexions, Ruzena s'était (pauvre trompettiste !) rangée du côté de ces femmes-là.

Tout cela est absolument réjouissant, grâce à la langue de Kundera, à la fois percutante et teintée d'une ironie mordante, sans jamais se départir d'une grande clarté. Donnons-en quelques exemples. Page 55, Kundera aborde le caractère versatile du sentiment amoureux, s'agissant de Ruzena envers Klima :

Elle n'était plus capable de se représenter Klima. Quel était son physique, son sourire, son maintien ? De leur unique rencontre, il ne lui était resté qu'un vague souvenir. (...) l'homme avec lequel elle avait passé deux heures dans un lit était descendu des affiches pour la rejoindre. Sa photographie avait acquis pour un instant une réalité tridimensionnelle de la chaleur et du poids, pour redevenir ensuite une image immatérielle et incolore, reproduite à des milliers d'exemplaires et d'autant plus abstraite et irréelle. Et, parce qu'il lui avait alors si vite échappé pour retourner à son signe graphique, elle n'en avait gardé que le sentiment désagréable de sa perfection.

L'insoutenable légèreté de l'être, déjà... Certaines métaphores sont inattendues. Page 78-79 :

Si Ruzena jugeait excessive l'idée d'un voyage en Italie (bien peu de ses compatriotes pouvaient voyager à l'étranger), la tristesse qui émanait des dernières phrases de Klima avait pour elle un agréable parfum. Elle la reniflait comme du rôti de porc.

Image qui fait mouche, de même que les deux petites prunes en guise de poitrine affligeant Olga, qui suffisent à la ranger dans les indésirables. Page suivante, Kundera détaille l'écart entre le souvenir et le réel, lorsque Klima embrasse Ruzena :

Il se pencha sur elle et posa sa bouche sur la sienne. C'était une bouche fraîche, une bouche jeune, une jolie bouche aux lèvres molles joliment découpées et aux dents soigneusement brossées, tout y était à sa place, et c'est un fait qu'il avait succombé à la tentation, deux mois plus tôt, de baiser ces lèvres. Mais, justement parce que cette bouche le séduisait alors, il la percevait à travers le brouillard du désir et ne savait rien de son aspect réel : la langue y ressemblait à une flamme et la salive était une liqueur enivrante. C'est seulement maintenant, après avoir perdu sa séduction, que cette bouche était soudain [petit problème de traduction ici ? après "maintenant", la phrase devrait se poursuivre au présent] la bouche telle quelle, la bouche réelle, c'est-à-dire cet orifice assidu par lequel la jeune femme avait déjà absorbé des mètres cubes de knödels, de pomme de terre et de potage, les dents avaient de minces plombages, et la salive n'était plus une liqueur enivrante mais la soeur germaine des crachats. Le trompettiste avait sa bouche pleine de sa langue qui lui faisait l'effet d'une bouchée peu appétissante qu'il lui était impossible d'avaler et qu'il eût été malséant de rejeter.

L'histoire de Kamila est l'occasion d'un très beau développement sur la jalousie, sur les traces de Proust, page 174 :

Il n'est rien comme la jalousie pour absorber un être humain tout entier. Quand Kamila avait perdu sa mère, un an plus tôt, c'était certainement une chose plus tragique qu'une escapade d'un trompettiste. Pourtant, la mort de sa mère, qu'elle aimait immensément, la faisait moins souffrir. Cette souffrance se parait charitablement de multiples couleurs : en elle, il y avait de la tristesse, de la nostalgie, de l'émotion, du repentir (...) et aussi un sourire serein. Cette souffrance s'éparpillait charitablement dans toutes les directions : les pensées de Kamila rebondissaient contre le cercueil maternel et s'envolaient vers des souvenirs, vers sa propre enfance, plus loin encore, jusque vers l'enfance de sa mère, elles s'envolaient vers des dizaines de soucis pratiques, elles s'envolaient vers l'avenir qui était ouvert et où, comme une consolation (...), se dessinait la silhouette de Klima.
La souffrance de la jalousie, au contraire, n'évoluait pas dans l'espace, elle tournait comme une fraise autour d'un point unique [encore une métaphore très juste]. Il n'y avait pas de dispersion. Si la mort de la mère avait ouvert un avenir (différent, plus solitaire et aussi plus adulte), la douleur causée par l'infidélité de l'époux n'ouvrait aucun avenir. Tout était concentré dans l'unique (et immuablement présente) vision du corps infidèle, dans l'unique (et immuablement présent) reproche. Quand elle avait perdu sa mère, elle pouvait écouter de la musique, elle pouvait même lire ; quand elle était jalouse, elle ne pouvait rien faire du tout.

Les affres de la jalousie se poursuivent page 203, lorsque Kamila est sur le point de surprendre son mari avec une autre. Instant terrible :

Qu'elle le voulût ou non, elle verrait la femme avec laquelle Klima passait la journée [en fait, elle l'a déjà vue sans le savoir, lorsque l'équipe de cinéma tente de mettre les deux femmes dans le même lit, quiproquo typiquement vaudevillesque]. A cette pensée, elle chancelait presque. Bien entendu, elle avait depuis longtemps la certitude de tout savoir, mais jusqu'ici elle n'avait rien vu (aucune maîtresse de son mari). A vrai dire, elle ne savait rien du tout, elle croyait seulement savoir, et elle attribuait à cette supposition la force de la certitude. Elle croyait à l'infidélité de son mari comme un chrétien croit à l'existence de Dieu. Seulement, le chrétien croit en Dieu avec la certitude absolue de ne jamais l'apercevoir [c'est même un tabou absolu dans la Bible : contempler la face de Dieu entraîne la mort]. A la pensée qu'elle allait ce jour-là voir Klima avec une femme, elle éprouvait le même épouvante qu'un chrétien auquel Dieu annoncerait par téléphone qu'il vient chez lui pour déjeuner.

On ressent parfaitement la terreur qui peut s'emparer de Kamila.

On pourrait étendre ad libitum cette critique déjà longue, tant le roman est riche. Règne du mensonge sur fond de dictature communiste, inconsistance des sentiments, besoin de reconnaissance, tous ces thèmes se retrouveront dans la célèbre Insoutenable légèreté de l'être. Cette jubilatoire Valse aux adieux n'a presque rien à lui envier. Un roman qu’on peut offrir à ses proches, avec la quasi certitude qu’il plaira.

8,5

Jduvi
8
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Créée

le 17 juil. 2023

Critique lue 43 fois

Jduvi

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