We can...destroy you.
Le Bal des schizos , ou We Can Build You dans sa version originale , est un roman de science-fiction paru en 1972 , écrit par le grand Philip K.Dick , maître incontesté des environnements...
le 5 août 2017
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En vérité je vous le dis, si vous ne retournez à l’état des enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des Cieux.
Évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu, chapitre 18, verset 3
Pour Philip K. Dick, ce n’est pas un quelconque désir qui préside à la naissance d’un être, mais la peur. « Et même, ce n’est pas la peur. C’est bien pis. C’est l’épouvante absolue. Une épouvante si paralysante qu’elle débouche sur l’apathie. » [P. 88, l’auteur souligne] Aussi faut-il bien se mouvoir et agir car cet état, « de par sa nature propre, [est] insupportable » [P.89]. C’est donc, non pas le diable, mais la peur qui tient les fils qui nous remuent, nous et, d’ailleurs, les personnages qui trouvent en elle les raisons de leur action, au point que, le protagoniste et narrateur Louis Rosen l’affirme, « tout ce que nous avons fait ces derniers temps nous a été dicté par la crainte » [P. 156]. La peur immobilise et meut tout à la fois.
C’est de ce paradoxe qu’émerge la schizophrénie comme mécanisme de protection : la conscience se dédouble pour s’éloigner du corps et par là même des émotions destructives auxquelles il est en proie. L’esprit pétrifié d’angoisse se scinde en deux afin de mettre un terme à son inertie. Ainsi de Priscilla Frauenzimmer, schizophrène en voie de réintégration sociale, sur le chemin – vraiment ? – de la guérison et se sentant pourtant, plus souvent qu’à son tour, l’esprit en retrait, « comme si j’étais sur un nuage à regarder mon propre corps » [P. 145], dit-elle, et à propos de ce corps : « Ce n’est pas moi. Je suis une âme. » [ibid.], au point que, même pendant l’amour, elle observerait : « du début à la fin. Mentalement, spirituellement, sur tous les plans. Consciente à chaque instant. » [P. 147] Coupée de toute émotion au quotidien, elle a pour habitude d’écarter tous les gêneurs, ne voyant ses semblables (malades mentaux ou non) « qu’en fonction d’une entrave ou d’une non-entrave à sa liberté d’action » [P.39], dénuée d’empathie et donc de ce qui, pour K. Dick, définit l’humanité, qu’on soit ou non « fait de chair et de sang » [P. 38]. Car, plutôt qu’une si rationnelle froideur : « Un sentiment de haine eût été plus humain, plus compréhensible. » [P. 39] De fait, le simulacre d’Edwin Stanton, dont il est dit que peu d’êtres humains ont « une dignité supérieure à la sienne » [P. 73], fait montre d’une empathie (et donc, pour K. Dick, d’une humanité) plus développée que celle de Priscilla. Au sujet de celle-ci, l’androïde affirme : « Quand elle se fie à son cœur, elle est dans le vrai, mais Priscilla n’écoute pas toujours ce que lui dicte son cœur. Je regrette d’avoir à dire, monsieur, qu’elle s’en remet trop souvent à ce que lui dicte sa tête. » [P. 75]
Alors retentit l’appel qui est au cœur du roman de Philip K. Dick : appel du protagoniste, Louis, à Priscilla, qu’il exhorte à se « libérer de la logique ». Et de poursuivre : « Lâche prise. Sois désinvolte, farfelue, stupide. Fais quelque chose sans motif, tu veux ? », l’invitant à se rappeler son enfance où, une fois, elle osa voler un caramel, puisqu’il faut, pour se libérer de l’effrayante mécanique déshumanisée de la logique pure, faire « à nouveau comme des enfants ». « Quelle est la sanction, pour un délit de ce genre ? », demande-t-elle à lui qui répond : « La vie éternelle. » Car c’est bien l’accès à la béatitude qui est en jeu, dans cette guerre où l’âme doit réintégrer le corps pour redevenir humaine. Et si l’esprit scrutateur et dématérialisé de Priscilla se méfie, force nous est de constater que l’instinct de son cœur ne demande qu’à croire et se retrouve comme à l’école, où les enfants moqueurs la dotèrent d’un sobriquet : « Candide ». Mais tant s’en faut d’une insulte que ce surnom, au contraire, accepté par celle qui le porte, est un retour à la Vie. (Toutes les citations de ce paragraphe sont extraites des pages 100 et 101, diptyque essentiel contenant la thèse du roman.)
Las ! le Jardin est bien loin que Louis espère regagner avec Priscilla car, dans un monde déchu où les personnalités schizoïdes emplissent les hôpitaux psychiatriques, il en est qui pourtant passent au travers des lois et se jouent d’elles. À l’instar d’un Patrick Bateman dans American Psycho, le dangereux psychotique Sam Barrows, sans scrupules et milliardaire, « déteste juste les gens qui n’ont ni but ni vision ni ambition » [P. 240], ces minables qui sont « un crève-cœur, vraiment » [ibid.], et quelle ironie que cette réflexion dans la bouche d’un homme sans cœur étant parvenu, à force de distanciation d’avec son corps, à n’avoir plus pour moteur la peur mais la cupidité ; un homme dont la soi-disant excentricité, largement étalée, cache les impitoyables calculs – car son mode de vie si particulier exprime, pour qui sait voir, la ferme intention de se maintenir en bonne santé pour profiter de la vie que lui octroie sa démoniaque intelligence (« Un malin ! » [P. 116, l’auteur souligne]), tout comme la vérité de sa fortune, qui repose « sur du toc » [P. 134], est cachée par les belles apparences de son empire industriel. Et c’est cet homme qu’en dépit des efforts de Louis Rosen, Priscilla, dégoûtée des quelques liens reliant encore sa conscience abstraite à son corps et la maintenant de ce fait « tout en bas de l’échelle » [P. 144] avec les perdants, « alors que Sam Barrows est en haut, lui » [ibid.], c’est cet homme, donc, qu’elle choisit de suivre. Et c’est elle, hélas ! qui entraîne en sa chute Louis Rosen, dont le cœur la vénère d’un amour amoureux, « mordu par le serpent du désir » [P. 197], ce même serpent qui ne lui était pourtant pas destiné puisque, toute à son amour calculateur pour faire partie des grands de ce monde, c’est pour Barrows qu’elle avait « piqué un bijou en or – une broche en forme de serpent – sur son sein droit » [P. 117]. Toujours est-il que Louis est lui aussi prisonnier du péché originel, interdit de retour au Jardin, cessant d’être comme l’enfant, condamné à grandir, à se dédoubler dans un début de schizophrénie : « C’est ça la maturité […] Être capable de dissimuler ses sentiments, de porter un masque. » [P. 198]
Néanmoins l’espoir demeure, car si la pauvre Priscilla est comme une Ève perdue par la tentation des honneurs et de l’argent, Louis est Adam mais aussi Christ, il n’est pas de ce monde : « Je suis perdu en un royaume qui m’est impénétrable. » [P. 150] Et s’il se décide à suivre Priscilla, c’est sans trahir ses idéaux : non pas pour « faire de la télévision » [P. 193] ni « voir [son] nom en lettres lumineuses » [ibid.], mais simplement par « envie d’être utile, de mettre [ses] compétences à leur service » [ibid.] et ce, non pas pour Barrows mais, comme il l’explique aux siens qu’il abandonne : pour être auprès d’elle. Aussi entre-t-il pour elle dans le monde de ce Prince, Mammon vanté dans le mystérieux livre Marjorie Morningstar, « étoile du matin », dont c’est la lecture qui a convaincu Priscilla de chuter de la chute cataclysmique de Lucifer ; ce « satané bouquin » [P. 167, je souligne]. Mais Louis y entre en refusant d’être absorbé et assimilé, résistance qui le consume et le pousse au bout de sa schizophrénie – mais non pas comme refus de l’empathie – mais, bien plutôt et grâce au fait qu’il est mu par l’amour, comme « l’évasion » [P. 13] proposée par ces orgues d’ambiance qui troquent la musique contre « de nouvelles possibilités de stimulation du cerveau » [ibid.], pour faire réagir l’hypothalamus, siège des émotions. S’il critiquait, au début du roman, ces orgues d’ambiance qui escamotent la vraie musique au profit d’une évasion émotionnelle, le voilà contraint, pour survivre, à s’évader de la réalité pour s’inventer un monde où Priscilla, dans tous ses formidables paradoxes, vie et mort, faiblesse et cruauté, érotisme et froideur, lui est accessible et accepte de s’intéresser à lui, une fuite de la réalité qu’il entreprend malgré les impérieux avertissements de son père contre « cette chimère […] cet idéal qui te pousse à l’introversion [et] t’éloigne de la réalité » [P. 242], son père qui cependant ne se départit pas de son discernement, sachant, lui, et il le dit à son fils : « combien ta quête est noble » [P. 244], la psychose étant ici, dans un monde intérieur fictif, « un retour à la source originelle dont nous sommes tous éloignés » [P. 245], en d’autres termes, un retour fictif à l’enfance puisque le retour réel semble impossible. Louis a succombé à la schizophrénie mais, puisque ses intentions étaient pures, puisque l’amour a en lui remplacé la peur, les effets néfastes de la maladie sont devenus bénéfiques. N’est-ce pas un peu comme un sacrifice psychique tendant à reproduire le sacrifice physique du Christ, Louis se sentant par sa bien-aimée « conquis, mais dans l’instant même rejeté, vomi, dans un spasme de haine » [P. 208], semblable au Sauveur à la fois appelé au secours et mis en pièces par ceux qu’il aime infiniment ?
Mais s’il y a figure christique, c’est une bien triste parodie, vraiment, tant il est vrai que le sacrifice de Louis ne sauve pas l’humanité, pas même la belle Priscilla. La bonne volonté (heureux soit-il !) qui l’a conduit à la folie, n’est que la garantie de sa propre sauvegarde, l’assurance que sa maladie ne sera pas définitive. N’en ressort-il pas, au terme de séances médicales d’hallucinations contrôlées où il a l’occasion de vivre jusqu’au bout sa relation fictive avec Priscilla, comme un acte psychomagique de Jodorowsky où l’on apprend à la conscience à parler le langage de l’inconscient, oui, n’en ressort-il pas – guéri ? Or Priscilla s’agrippe à son mal (« Je préférerais ne pas être ainsi, mais c’est comme ça. » [P. 147]), refusant d’être remodelée, au contraire, certes, des simulacres que l’on fabrique et répare et qui pourtant, de ce fait même, sont plus proches qu’elle des humains comme Louis, malades que l’on aide et soigne. Car, rappelons-le, la traduction du titre original de ce roman serait Nous pouvons vous fabriquer, et si cette formule s’applique aux simulacres, elle exprime aussi cette réalité : être humain, c’est être modelable, ce que refuse le cerveau trop logique et calculateur des schizophrènes, comme un damné refuse le Salut. Mais pour Louis, pâle image de sauveur qui ne sauve personne sinon sa propre santé mentale et se retrouve, triste, seul, incapable d’atteindre Priscilla, peut-on le croire sauvé ?
(Critique rédigée après avoir lu le livre de Dick, les 9 et 10 avril 2020.)
Créée
le 17 mai 2022
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