D’abord, on a l’impression de ne pas comprendre grand chose, que l’auteur fait appel à notre coeur plutôt qu’à notre raison.

Et de fait, la 1ère partie du livre, écueil robuste à franchir pour le lecteur non averti (je recommande très fortement de s’attarder sur le préface de Coindreau qui nous y prépare admirablement), « c’est une histoire contée par un idiot » (pour compléter la citation shakespearienne, « pleine de bruit et de fureur »). Tout n’y est que sensations, émotions, souvenirs diffus. On comprend la rage, la tristesse, les brefs moments de joie (les « cercles de lumières ») du pauvre Benjy, mais c’est désordonné, confus, nous n’avons pas encore tous les référentiels.

La 2ème partie est également âpre : nous sommes plongés dans un coeur désespéré, celui d’un jeune homme prêt à mettre fin à ses jours, qui est perdu, incapable d’aimer sans éprouver une immense souffrance, et là encore ce sont les sensations (l’odeur du chèvrefeuille, la lumière du soleil qui matérialise le temps…) qui priment. Cependant, les contours des personnages, la situation de la famille Compson se précisent.

La 3ème partie est beaucoup plus explicite sur le plan narratif, et c’est paradoxalement celle que j’ai trouvée la plus difficile à lire. Car nous sommes dans l’antre de Jason, personnage dont le sang est glacé, pour paraphraser Dilsey. Aucune compassion, aucun amour n’émane de celui qui était ce petit garçon qui courait les mains dans les poches. Être dans son esprit retors, amer, est une véritable épreuve. La scène où il jette les billets au feu plutôt que de les donner à Luster frôle l’insoutenable.

De la dernière partie, dont le point de vue narratif est plus fluctuant, voir surplombant, émane une profonde mélancolie : les larmes de Dilsey à l’église, personnage qui pourrait être assimilée au Christ de la maison Compson, en sont le paroxysme, mais elle imprègne aussi le dernier acte désespéré et pathétique de Jason qui ne parvient même pas à mourir.

Comme dans un tableau de Pollock donc, derrière l’apparente absence de sens, une structure se dessine, une histoire se raconte. Celle de jeunes filles qui essaient comme elles le peuvent de s’affranchir du carcan familial (Caddy, Quentin), d’une société qui considère les personnes différentes comme des monstres qu’il faut cacher, d’une famille décadente dans laquelle on ne peut pas parler, aimer, s’écouter. Il y a un propos satirique aussi sur la condition des Noirs aux Etats-Unis dans la 2ème partie : le Nord méprise le Sud pour leur tendance, bien réelle, à prolonger l’esclavage, mais Quentin est le seul à considérer réellement Deacon, le concierge et l’unique personne de couleur à Harvard. C’est avant tout l’âme humaine qui est sondée ici, dans ce qu’elle a de plus sombre, de plus torturé, de plus mesquin mais aussi de plus beau (l’amour réciproque entre Caddy et Benjy, la noblesse de Dilsey).

Le style est « organique », il épouse merveilleusement les pensées, les pulsations des cœurs, dans une forme de discours indirect libre permanent qu’on retrouve chez Céline ou Claude Simon en France, chez Joyce ou Virginia Woolf chez les anglophones.

Un chef d’œuvre absolu, comme on en lit peu dans une vie.


Gooule
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le 11 août 2025

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