"Le Canard Siffleur Mexicain"
James CRUMLEY (1993) [éd. Folio Policier]



"Les gens qui déconnent avec mes amis finissent toujours par s'en mordre les doigts.
- Merde, mon vieux, crissa Dagoberto entre ses dents serrés, les gens qui déconnent avec moi finissent habituellement par mordre la poussière."



    Sughrue fait sauter le toit de Norman avec un calibre 50 pour récupérer un animal volé. Ce privé manque autant d'orthodoxie qu'il est efficace. Norman décide donc de l'engager pour retrouver sa mère au Mexique.
Comme de coutume, le détective Chauncey Wayne Sughrue sillonnera les Etats-Unis dans ce roman. Quelque soit le paysage, il sera toujours à l'aise, autant dans les montagnes, que dans les forêts, ou encore dans les vastes plaines. C.W. a fait le Vietnam. Et il se sent vieux. Pas trop, mais un peu quand même. Peut-être suit-il une piste ou un indice quelque part, mais quand il débarque, c'est d'abord pour faire la fermeture des bars. Sughrue est de ces détectives certains que les informations les plus sérieuses se trouvent dans les bars (et puis c'est tous frais payés): des barmen/barmaids aux groupes de clients les plus patibulaires.
C.W. Sughrue est goguenard. Et attachant. Et chanceux. Et il s'y connaît: en armes à feu, en alcools, en guerre du Vietnam, et en cocaïne & drogues aussi. Mais pas en femme. Ça, c'est drôle. Et s'il a tous les traits de caractère de l'animal sauvage et solitaire, le privé est tout autant un animal social avec un très grand sens de l'amitié et de la fraternité. Alors, embarqué dans moult péripéties entre le Montana, la frontière canadienne, le Texas, et la frontière mexicaine, on a droit à autant de moments de franches camaraderies, touchantes, comiques, poignantes.
Crumley parsème la première partie de son roman de digressions (assez courtes pour la plupart) qui peuvent perdre certains lecteurs. Et puis il y a les anecdotes sur la guerre du Vietnam. Tous les personnages, alliés ou ennemis, ont quelque chose à dire sur cette guerre.


" "Tu te souviens de cette fois où on revenait de mission? demanda
Solly à brûle-pourpoint.
- Il n'y a eu qu'une seule fois, mon vieux.
- Tu te souviens de ce gamin dans notre groupe, le black maigrichon à lunettes, celui qui s'est fait choper dans le fil piégé?
- Willie Williams, dis-je.
- Jamais vu un truc comme ça. Il a presque viré au blanc en sentant le fil se tendre, mais il n'a pas bronché jusqu'à ce que tu déterres
la mine. J'oublierai jamais ça, Sonny, une telle confiance...
- Il était défoncé, c'est tout, à fumer du hash, pétard sur pétard." Solly se pencha pour se gratter le mollet, où je savais qu'il avait
un début d'irritation cutanée des tropiques qui ne partirait jamais.
"Qu'est-ce qu'il est devenu?
- Il a fini et il est rentré au pays, mentis-je. Pourquoi?
- Comme ça. J'y repensais l'autre jour, c'est tout." "



S'ensuit la rencontre avec Wynona: un passage très drôle. Puis, le détective fait une escale à Denver, et la machine s'emballe. Le rythme du récit devient très soutenu. Et clairement, toujours cette question: parmi ses alliés et ses innombrables ennemis, C.W. Sughrue ne cesse de se demander qui travaille pour qui. On retrouve dans Le Canard Siffleur Mexicain tous les ingrédients des enquêtes de Sughrue [cf. *Le Dernier Baiser*, *Folie Douce*]. Donc pour les connaisseurs, toujours le même plaisir, mais pas l'effet de surprise lors du dénouement de l'intrigue. 
A Denver, Le détective recrute ses anciens camarades vétérans du Vietnam. Alors ça parle Vietnam. Moi ça ne me dérange pas. Mais James Crumley, au cas où, fait intervenir des personnages agacés par ces discours: "Les vieux schnoques, dit-il, encore à barboter dans cette guerre. Putain, les mecs, vous l'avez perdue, voilà la vraie histoire, et c'est pas du tout frais" [p. 162], puis, plus loin, un camionneur, lors d'une halte sur la route [p. 207]. Lui et sa bande, pourtant deux fois plus nombreux que C.W et ses potes, perdront la bagarre que l'altercation a provoquée. *Le Canard Siffleur Mexicain* parlera donc du Vietnam. Définitivement.
La lecture de ce livre, truculent et caustique, constitue un indéniable bonheur. Et pourtant, quelques temps après l'avoir dévoré, on ne se souvient pas de son récit, ou de certaines scènes. Par contre, on garde en mémoire la densité des péripéties et rebondissements, la démesure des situations, le désenchantement et l'amertume face à une Amérique des plus corrompues, contre-balancés par l'enchantement et la liberté de se balader au milieu de magnifiques paysages. On se rappelle surtout de la patte d'un auteur, et de son nom.

Si l'artisan James Crumley s'acharne à œuvrer dans l'écriture en grand orfèvre de l'intrigue et de la narration, il y injecte surtout beaucoup de (sa) sensibilité pour concocter un petit bijou de roman noir.
L'auteur cite Raymond Chandler, écrivain emblématique de la "hard boiled school". En digne héritier, le privé C.W. Sughrue s'inscrit parfaitement dans la tradition des détectives à sang chaud, des durs-à-cuire qui ne lâchent pas le morceau.
Crumley - mort en 2008 - faisait également parti de la "Montana Connection". La Nature et les grands espaces sauvages sont fondamentaux dans les textes de ces écrivains basés à Missoula.
James Crumley est né au Texas, il est parti faire la guerre au Vietnam, puis il s'est installé dans le Montana. Son héros, Chauncey Wayne Sughrue, est né au Texas, il est parti faire la guerre au Vietnam, puis il s'est installé dans le Montana... Lui aussi. Quel est la part du romancier dans son personnage? Je ne saurais dire. Mais tous les personnages de Crumley sont hauts en couleur. Ça, c'est sûr.

Toujours autant de plaisir à lire et à relire *Le Canard Siffleur Mexicain*. Je le conseille évidemment à tous. Sans modération. Vivement.

(le 26/08/2016)

Horace_Neville
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le 26 août 2016

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