Tout d'abord, je m'excuse platement pour le jeu de mot. Ceci fait, parlons un peu de ce "Chant de Kali", livre que j'aurai mis bien lentement à me procurer en regard des nombreux conseils qu'on m'avait glissés ces dernières années. Si "Le Chant de Kali" ne m'a jamais été présenté comme un "must-have" ou une pépite du genre, il m'a toujours été présenté avec un certain respect. Et surtout, dans chaque éloge, cette constante image: celle d'une œuvre difficile, exigeante et éprouvante, ne ménageant surtout pas le lecteur. Alors c'est vrai qu'on ne va pas se mentir, on est entre nous, j'aime bien les défis de ce genre.


En ce qui concerne Dan Simmons, il ne m'était pas inconnu. Je l'avais découvert avec une science-fiction barbante et brouillonne ("Ilium" et "Olympos", mais je n'en ai que de vagues souvenirs), puis je l'avais retrouvé magistral, voire exceptionnel, avec le chef-d'œuvre "L'Echiquier du Mal". Je parlais tout à l'heure de la réputation qu'a "Le Chant de Kali" d'être d'une noirceur incompressible: je pense que j'y avais déjà largement goûté avec "L'Echiquier du Mal" qui, dans le genre, était particulièrement intense. A propos des "incontournables" Hypérion/Endymion de l'auteur: je ne les ai malheureusement jamais lus. Mais ça viendra!


Revenons-en à ce petit livre qui nous concerne. Je ne me permettrai pas l'audace d'un résumé, puisque déjà, c'est un véritable plaisir (tout à fait malsain) de découvrir ce court roman, et deuxièmement, je l'ai lu il y a déjà quelques mois et n'en ai plus une image claire. Ceci étant, j'aimerais revenir sur certains points particulièrement intéressants.


Tout d'abord, Calcutta, bien sûr. J'aime ces histoires où les lieux, les villes, jouent un rôle à part entière. Et pour le coup, elle fait très fort. Si Stephen King avait réussi, avec la ville de Derry, à instiller une atmosphère douçâtre, qui petit à petit nous plongeait dans un malaise toujours grandissant et miraculeusement génial; Dan Simmons a choisi quant à lui une option nettement plus directe: c'est un euphémisme de dire qu'il ne fait pas dans la dentelle. De la première page décrivant Calcutta à la dernière, la ville est horreur. Viciée, tordue, suintante, moite, puante, maléfique, immonde, vomitive, pourrissante... En voilà des adjectifs que vous pourrez retrouver dans le livre. Dan Simmons est un auteur très doué, et il réalise ici un tour de force: rarement le lecteur aura lu ville plus torturée. On connaissait ces "villes maudites", ces "endroits de malheur", dans la littérature, mais une chose est sûre: on n'avait pas encore mis les pieds à Calcutta.
On ne dira pas, en revanche, que l'auteur fait dans la finesse. Son travail autour de la ville, s'il est notable et exceptionnel, est maladroitement exécuté: comme je vous l'ai dit, du début à la fin, c'est une horreur. Et cela fait son effet sur le lecteur qui s'enfilera deux-cents pages d'un coup d'un seul: il finira dégoûté, à bout de souffle. Et c'est en ce sens qu'heureusement que M. Simmons a contré son envie de faire un gros pavé: ç'aurait été, ici, impossible. Car oui, dans son vocable, dans son atmosphère, dans son histoire, dans ses personnages et bien sûr dans ces lieux: "Le Chant de Kali" est d'une intensité épouvantable et salvatrice. Cela fait l'effet d'un grand coup de marteau sur la cage thoracique: ça faisait longtemps.
Je vous propose un petit extrait, pour ceux qui douteraient de la noirceur qui coule dans ces lignes:



La créature que j'avais portée telle une épousée avait peut-être été
naguère un être humain. Mais plus maintenant. Le corps avait gonflé et
faisait deux fois la taille d'un homme. Il ressemblait plus à une
étoile de mer géante et putride qu'à un être humain. Ce n'était plus
qu'une masse blanche avec des trous tout plissés et des fentes
bouffies à l'emplacement des yeux, de la bouche et du nez. Le cadavre
était blanc, tout blanc, de la blancheur des carpes que rejette la
Hooghly. Sa peau avait la texture d'un champignon vénéneux et pourri
en train de suppurer. Il était tout boursouflé. Tous les organes
avaient enflé et semblaient prêts à exploser. L'épouvantable pression
interne des gaz en expansion avait dilaté la peau. Dans cette masse
spongieuse, çà et là, des os fracturés pointaient, tels des bâtonnets
plantés dans une pâte à pain en train de lever.
Alors, ça ne fait pas rire, n'est-ce pas?



Le deuxième point que je voulais aborder est la comparaison fréquente du roman avec les écrits lovecraftiens. Ne connaissant pas suffisamment cet auteur (je n'ai lu que quelques récits du Mythe de Cthulhu), j'ai du mal à me faire un avis. S'il y a dans le cours du récit un côté "embarqué, exploré" qui me fait penser à ce que j'ai lu de Lovecraft, il n'y a pas dans la suite des choses de véritables parallélismes entre les deux auteurs. Ok, l'ambiance "adorateurs/divinités" peut évoquer l'auteur de Providence, mais il ne faut au contraire par faire de raccourcis trop faciles. Si le thème se rejoint, il n'est pas exploité pareil. Déjà, Kali est une divinité "réelle", et ceci a une importance capitale. Intégrée dans la religion des hommes, on lui a donné un sens, un message et c'est ici primordial, puisque le "chant de Kali", dont on connaît véritablement la nature en fin de roman, fait "sens". Autrement dit, alors que les Dieux Anciens de Lovecraft touchent à l'inconcevable, à l'impossible; Kali n'est qu'une déesse traditionnelle: terrible, certes, mais porteuse de messages.
Ce qui, peut-être, rapproche les deux auteurs, c'est le narrateur halluciné, au bord de la folie. Robert Luczak vit un cauchemar, et finalement, on ne sait rien du paranormal dans ce livre. A la manière d'un fantastique traditionaliste, le doute est présent, jusqu'au bout: le surnaturel a-t-il eu un rôle dans cette histoire? Tout cela est-il le fait d'une divinité, ou simplement de l'horreur insoluble de l'homme? C'est peut-être un des points les plus forts du récit, les plus excitants.


On ajoutera également tout le jeu extrêmement réussi autour de la sensualité de Kali, le bouquin ayant des sursauts d'érotisme au fil de ses pages. Un érotisme, vous l'aurez compris, parfois très troublants.


En bref, "Le Chant de Kali" vaut le détour. Petit roman d'une intensité rare, il disperse une noirceur incroyable et une intelligence du récit louable. Tantôt adrénaliné, tantôt glaçant: on passe par tous les état lors de la lecture. Une chose est certaine: difficile d'en sortir indemne.
Et je me demande bien comment on peut accepter d'aller visiter Calcutta après tout ça.

Wazlib
8
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le 6 mai 2017

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Wazlib

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