Dans les longues fureurs du vent les plaintes désespérées de tous les trépassés de ce monde

Quelle meilleure saison qu’un mois d’automne pluvieux pour se plonger dans ce roman fantastique, où les couloirs d’un château bruissent encore du pas des comtesses mortes la nuit de Noël ?


Tous les éléments gothiques qu’on attend d’un tel ouvrage y sont : un vieux château médiéval hanté, une présence surnaturelle vengeresse, un amour interdit… Le tout déployé par la plume superbe de Dumas, en collaboration avec Paul Meurice.


Certes, les personnages sont stéréotypés - c’est peut-être le genre qui le veut - mais pour autant, ils sont tellement bien écrits qu’ils fonctionnent parfaitement. Prenez par exemple le comte Maximilien, qui incarne le bourreau par excellence : il ne s’agit ni plus ni moins que d’une brute égoïste et ambitieuse. Rien d’extraordinaire au personnage, et pourtant, la description qui en est faite le rend vivant, palpable, absolument crédible et presque intéressant.


Je ne peux résister à l’envie de vous glisser ici un petit extrait de la description du personnage, que je trouve absolument fabuleuse : « Le comte Maximilien, nous l’avons dit, pouvait avoir trente ans ; mais déjà des rides précoces sillonnaient son visage, où les soucis de l’ambition avaient laissé leur dévorante empreinte. Le comte avait un de ces fronts allemands larges, mais qui sonnent le creux, pleins qu’ils sont d’orgueil bien plutôt que de génie. En somme dans son extérieur comme dans son âme, de l’audace, mais pas de grandeur ; de la froideur, mais pas de calme ; du dédain, mais pas de clémence. […] l’on comprenait au premier coup d’œil qu’il devait se venger de son humilité envers les grands par sa hauteur envers les petits. »


Albine, quant à elle, incarne la figure poignante de l’illusion amoureuse. Nourrie de poésie et de rêveries romantiques, elle projette sur Maximilien l’image idéale qu’elle s’est forgée de lui, confondant le réel et le désir. A travers elle, l’auteur révèle la dangereuse tentation de rêver un autre plutôt que le voir, l’aimer non pas tel qu’il est mais tel qu’on voudrait qu’il soit. Pour nous, lecteurs, qui connaissons toutes les tares de Maximilien, il est aisé de la juger naïve et stupide ; mais privés de cette omniscience narrative, peut-être nous serions-nous, nous aussi, laissés trompés par ce caractère manipulateur et faux.


Dans une préface particulièrement instructive, Anne-Marie Callet-Bianco rapproche Albine d’Emma Bovary : deux femmes façonnées par la lecture, nourries d’images romanesques, et blessées par la résistance du réel à leurs illusions. Toutes deux attendent de leur vie et de l’amour une plénitude que la réalité ne reflète jamais, et c’est dans cet écart que naît leur tragédie.


Mais Albine, contrairement à Emma, ne connaîtra pas un destin aussi poignant. Assassinée par son mari, elle a pu en dicter les termes : attendre la nuit de noël et ainsi entrer dans la légende des comtesses d’Eppstein qui ne meurent jamais vraiment. Assassinée par son mari, elle s’élève au rang d’instrument du châtiment divin. Telle une élue de Dieu, elle reviendra d’outre-tombe non pas pour réclamer vengeance, mais pour accomplir une justice supérieure. Car sa colère n’est pas égoïste : ce n’est pas tant sa propre mort qu’elle cherche à réparer, que son fils qu’elle cherche à protéger.


Pour son fils, d’ailleurs, les fantômes ne relèvent pas du cauchemar, mais de la consolation. Loin d’incarner la terreur, le spectre de sa mère prend pour lui la forme d’une présence bienveillante et protectrice. A travers le regard d’Edvard, le roman opère un glissement subtil : le gothique sombre se mue en un fantastique empreint de douceur.


J’ai perçu, dans ce roman, un souffle relativement féministe, dans le sens où toute l’éducation du jeune héros repose sur sa sœur. C’est elle qui lui enseigne l’histoire, la philosophie, les mathématiques, le dessin… autant de domaines où elle excelle forcément, puisqu’elle en devient le professeur. Dans un roman du 19ème siècle, le fait de voir une femme passeuse de savoir est assez intéressant. Certes, le récit rétablit vite l’ordre attendu : l’élève finit par dépasser la maîtresse, comme si l’équilibre du monde en dépendait, mais le geste initial demeure fort. Le thème de l’éducation, d’ailleurs, structurera également le Comte de Monte-Cristo, où la connaissance devient le levier de l’émancipation et de la vengeance. Ici, elle est nécessaire à élever le jeune héritier abandonné, à le tirer de sa sauvagerie solitaire. La véritable noblesse, chez Dumas, ne tient ni à la naissance, ni à la fortune, mais bien à l’intelligence conquise.


Il y a, pour tout lecteur moderne, sans doute quelque chose d’incompréhensible dans le dénouement déchirant de l’histoire. Alors que tous les obstacles paraissent levés, l’histoire d’amour échoue pourtant à s’accomplir. Rien, en apparence, ne s’y oppose plus, et pourtant, elle se dérobe. Les raisons de cet échec demeurent pour moi obscures mais néanmoins cela ne change rien à mon avis sur le roman, que j’ai adoré.

Sashenkaa
8
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le 11 oct. 2025

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