Si je n'avais pas peur d’un mauvais jeu de mot, je dirais que j’ai littéralement dévoré ce livre. À la fois roman policier, enquête sociologique, exploration généalogique et essai historique, l’écriture de Bouillier nous saisit toutes voiles dehors par son obsession : comprendre pourquoi une ancienne mannequin âgée de 62 ans s’est volontairement laissée mourir de faim à Paris en 1985.

Un site internet permet en plus une interaction avec le lecteur. Il pourrait être plus développé mais représente,je pense , une avancée littéraire qui devra être plus exploitée et plus courante par la suite.

Certes, l’écriture n’est pas sophistiquée dans le sens académique du terme, mais justement – elle est fluide, naturelle et riche en intertextualité. Elle nous transporte au‑delà du langage, sur près de mille pages, dans un voyage exceptionnel, celui qui atteint le grand but de la littérature : explorer l'âme humaine. La densité de cette aventure est littéralement stupéfiante.

Si la démarche rappelle celle de Benoît Jaenada dans La petite femelle ( https://www.senscritique.com/livre/la_petite_femelle/critique/292038056), Bouillier nous mène ici plus loin encore. Pour comprendre pourquoi cette femme a consigné son agonie jusqu’à mourir dans la solitude la plus effroyable, il arpente divers milieux, multiplie les domaines d'investigation, sans rien éluder : fausses pistes, erreurs, retournements font partie intégrante d’une quête honnête, attentive à ses impasses.

Il nous immerge dans les méandres des recherches généalogiques pour retracer les liens de sang de Marcelle Pichon, dissèque les archives médiatiques et scrute ses photographies sous tous les angles, pénètre l’univers de la mode, ses fastes comme ses vices. Il examine le poids des deux guerres mondiales, la vie sous l’Occupation, l’existence des paysans frappés par les épidémies et les exodes, les études médicales sur la mort par inanition, la condition féminine, le divorce, la littérature, le cinéma, l’architecture d’immeubles parisiens… Chaque angle est scruté, chaque savoir mis au service de la reconstitution d’une vie pourtant ordinaire, sauf en sa fin tragique.

Que demeure‑t‑il de nous après la mort, une fois que le souvenir se dissipe de la mémoire de ceux qui nous entouraient ? Que léguer sur notre passage terrestre ? Parfois, l’enquête prend une dimension philosophique d’une rare profondeur. Bouillier est souvent renvoyé à sa propre histoire, à sa relation avec son père, notamment, et c’est magnifique : plus on tente de comprendre l’autre, plus on se comprend soi-même. Peu à peu, la singularité de la vie de cette femme prend une résonance universelle.

Avec respect, sans instrumentalisation, mais avec une patience scrupuleuse et une imagination riche, l’écrivain redonne vie.

C'est beau. Merci monsieur Bouillier !


PS Il me reste une centaine de pages à lire mais je sais par expérience que ce type de roman ne peut pas se terminer. Il pourrait y avoir 1000 pages de plus, elles seraient passionnantes. Je vais savourer la fin sans attente excessive pour ne pas être déçue de quitter ce livre.

jaklin
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le 26 juil. 2025

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jaklin

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