Qu’on soit gêné par les nombreuses notions juridiques convoquées par le Colonel Chabert, soit ; mais aux lecteurs qui le trouvent trop descriptif, je conseille vivement soit d’arrêter de lire des romans publiés avant l’invention du cinéma, soit d’aller au cinéma. Au passage, ce roman est loin d’être le Balzac le plus chargé en descriptions : l’étude de Derville, le portrait spectral de Chabert, la nourricerie, à la rigueur le salon de Ferraud, et c’est tout. Et évidemment ces passages ne sont pas gratuits, on a dû vous apprendre à l’école que les descriptions balzaciennes sont tout sauf décoratives.
Ce qu’on n’apprend pas à l’école, – peut-être parce que c’est discutable ! –, c’est que Balzac semble vouloir être un grand comique, par exemple lorsqu’il écrit : « “Sacré argent ! Dire que je n’en ai pas !” s’écria-t-il en jetant par terre sa pipe. / Une pipe culottée est une pipe précieuse pour un fumeur ; mais ce fut par un geste si naturel, par un mouvement si généreux, que tous les fumeurs et même la Régie lui eussent pardonné ce crime de lèse-tabac. » On pourrait ajouter la punchline à la Steven Seagal (« Ajoute que les vieux chevaux savent ruer ») qui marque la fin des relations de Chabert avec le monde. À l’inverse, une phrase comme « La justice militaire est franche, rapide, elle décide à la turque, et juge presque toujours bien » n’est pas censée être ironique… (C’est pour ça, d’ailleurs, que j’aime bien Balzac : souvent il abuse de ce qu’il maîtrise le moins, et inversement.)
On retrouve aussi cette façon de faire déborder le social sur le psychologique. Pour le Colonel Chabert en particulier, deux autres choses me plaisent : cette figure de femme diabolique, aussi misogyne que réussie, et cette intrigue, relativement dense par rapport au reste des récits réalistes de Balzac, cette histoire d’homme « enterré sous des morts, mais maintenant […] sous des vivants, sous des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut [l]e faire rentrer sous terre ! »


Ajout (juillet 2020). – Une relecture confirme mon impression : les textes de la Comédie humaine se mettent en valeur les uns les autres.
Et il y a quand même un thème qu’on néglige chez Balzac, celui de la solitude. Elle touche ici tout le monde ; celle de Mme Ferraud est à peine moins prononcée que celle d’un Chabert qui peut au moins se raccrocher un Bonaparte idéalisé. La comtesse est la seule femme du roman, les personnages qui l’entourent ne sont que des noms : Chabert est mort-vivant, le comte Ferraud inexiste, l’avoué Derville, l’intendant Delbecq et même ses enfants sont des utilités. (On est chez Balzac : une femme que même la maternité ne sauve pas est insauvable.)

Alcofribas
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le 29 déc. 2016

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