Après la Transaction et l’Interdiction, voici le Contrat de mariage : un Balzac du XXIe siècle eût peut-être écrit « le Compromis de vente », « la Résiliation de l’abonnement internet » et « le Contrôle technique ».
Le vrai Balzac jeune a travaillé chez un notaire. Il observait déjà. Admettons que ce côté juridique aurait de quoi refroidir le mieux disposé des lecteurs. Heureusement, le roman ne se limite pas à des points de procédure et aux conséquences de clauses matrimoniales.
S’il fallait annoncer l’intrigue : Paul de Manerville veut se marier, contre l’avis de son ami Henri de Marsay. Il trouve une belle héritière bordelaise d’ascendance créole – ce qui pour Balzac veut dire beaucoup –, Natalie Évangélista. Ils se conviennent mutuellement. Mais la mère de Natalie est bien décidée à poursuivre son ascension sociale, sans aucun égard pour les sentiments de Paul.
Ce sera la guerre, explicitement : « Cette journée fut pour Paul la première escarmouche de cette longue et fatigante guerre nommée le mariage. Il est donc nécessaire d’établir les forces de chaque parti, la position des corps belligérants et le terrain sur lequel ils devaient manœuvrer » (p. 558-559). La plupart des épopées comportent leurs moments de bravoure ; il me semble que le Contrat de mariage en propose deux.


Le premier est une scène de négociation entre deux notaires : Me Mathias, vestige d’un Ancien régime théoriquement disparu, mais qui pratiquement modèle encore en partie les mentalités, et Me Solonet, incarnation de la bourgeoisie bientôt triomphante. Or, une fois la négociation finie, ils « ressemblaient à deux acteurs qui se donnent la main dans la coulisse après avoir joué sur le théâtre une scène de provocations haineuses » (p. 582). Ça, c’est pour justifier le titre de la Comédie humaine. (Et on peut aussi penser aux deux augures de Sénèque qui ne peuvent pas se regarder sans rire.)
Le second est la lettre envoyée par Henri, cinq ans après le mariage, à Paul ruiné en partance pour l’Inde. Résumée en six mots, ça donnerait Je te l’avais bien dit. Sous la plume de Balzac, c’est un peu plus détaillé, un peu plus riche aussi. Ce que Paul n’a pas compris, et que Henri se fait fort de lui rappeler brutalement, c’est que « L’amour, mon gros Paul, mais c’est une croyance comme celle de l’immaculée conception de la Sainte Vierge : cela vient ou cela ne vient pas. À quoi servent des flots de sang versés, les mines du Potose, ou la gloire pour faire naître un sentiment involontaire, inexplicable ? […] Nos femmes légitimes nous doivent des enfants et de la vertu, mais elles ne nous doivent pas l’amour » (p. 643).
Le propos semble extrêmement misogyne, mais il me semble que c’est un peu plus compliqué. Henri adopte un point de vue social, celui de cette aristocratie d’Ancien régime qui fascine Balzac, et aux yeux de laquelle l’expression amour conjugal ferait figure d’oxymore : aux femmes (et maris) légitimes la perpétuation de la lignée, aux maîtresses (et amants) la passion. Les victimes d’un tel système ne sont pas les femmes en tant que telles, mais tous ceux – hommes ou femmes – qui ne tiennent pas compte de cette règle. Que Paul n’ait jamais compris cela, c’est le talon d’Achille que Mme Évangélista lui a repéré.


Car deux camps s’affrontent dans le Contrat de mariage, avec chacun son guerrier et ses stratèges : d’un côté Natalie, sa mère et Solonet, de l’autre Paul, Henri et Mathias. Or, Natalie est inséparable de sa mère, dont elle boit les conseils et applique les instructions plus ou moins masquées : Mme Évangélista est manipulatrice, comme toutes les mauvaises mères balzaciennes (1). Tandis que Paul, géographiquement éloigné de Henri, ne tient pas compte de ses avertissements : Henri est franc, comme tous les bons amis balzaciens.
Ce qui est intéressant, c’est que les propos que Henri tient à Paul dans le Contrat de mariage sont exactement ceux que Vautrin tient à Rastignac dans le Père Goriot. « Pour toi, cet accident n’est-il pas comme la marque à l’épaule qui décide un forçat à se jeter dans une vie d’opposition systématique et à combattre la société ? […] Tes amis ne te font pas grâce de la déconsidération qui, dans notre société, vaut un jugement de cour d’assises. » (idem, p. 645). On retrouve même les projets de meurtre déguisé : « reviens ici comme la foudre, je te ménagerai un duel avec Félix de Vandenesse où tu tireras le premier, et tu me l’abattras comme un pigeon. En France, le mari insulté qui tue son rival devient un homme respectable et respecté » (p. 650).
Paul de Manerville est donc un Rastignac qui ne se serait pas confronté à son Vautrin – aussi parce que Vautrin n’est pas à proprement parler ami de Rastignac. On aura remarqué, dans la dernière citation, qu’une règle générale succède immédiatement à l’évocation d’un cas particulier. Le procédé est récurrent dans la Comédie humaine (2) ; on trouve aussi l’ordre inverse.


Il me semble qu’il est particulièrement présent dans le Contrat de mariage : « Ainsi Mme Évangélista, Paul, Natalie et les deux notaires étaient tous enchantés de cette première rencontre. Le Te Deum se chantait dans les deux camps, situation dangereuse ! il vient un moment où cesse l’erreur du vaincu. Pour la veuve, son gendre était le vaincu » (p. 588). Mais si je ne suis pas trompé, seuls le narrateur et les deux stratèges en chef (Mme Évangélista et Henri de Marsay) tiennent de tels propos – jamais Paul, qui ne fait jamais le lien.
Un dernier point, qui rejoint en partie le précédent, pourrait aider à comprendre la notion de roman réaliste : à plusieurs reprises, le narrateur semble mettre en scène une abdication de la littérature devant le réel. Or, il me semble que Balzac joue quand il écrit que « Ces comédies jouées par-devant notaire ressemblent toutes plus ou moins à celle-ci, dont l’intérêt sera donc moins dans les pages de ce livre que dans le souvenir des gens mariés » (p. 551-552) ou qu’« Aucune onomatopée ne peut rendre la confusion et le désordre que le mot Brisons introduisit dans la conversation, il suffira de dire que ces quatre personnes si bien élevées parlèrent toutes ensemble » (p. 571).


(1) Évidemment, ses manipulations portent aussi sur son gendre : « Paul fut nécessairement captivé par cette femme, qui le captiva d’autant mieux qu’elle parut ne pas vouloir exercer le moindre empire sur lui ».
(2) Ce n’est d’ailleurs pas toujours très heureux, comme quand on lit (p. 605) que « La créole est une nature à part qui tient à l’Europe par l’intelligence, aux Tropiques par la violence illogique de ses passions, à l’Inde par l’apathique insouciance avec laquelle elle fait ou souffre également le bien et le mal ; nature gracieuse d’ailleurs, mais dangereuse comme un enfant est dangereux s’il n’est pas surveillé. »

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le 17 juil. 2020

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