Pendant assez longtemps j’ai eu une forme de répulsion face à la poésie. Non pas une haine ou un rejet mécanique, mais un sentiment (que je ne suis sans doute pas le seul à avoir éprouvé) que je n’étais le destinataire de ces textes, que je ne faisais qu’effleurer leur surface sans jamais réellement les saisir, bref que je ne saisissais pas ce que la poésie avait à me dire. Non pas que je ne l’aimais pas, mais qu’elle ne m’aimait pas. Cette sensation a duré un bon moment, je lisais de la poésie avec la perpétuelle arrière pensée que je ne la comprenais pas vraiment, qu’elle m’échappait et demeurait toujours fuyante à mon regard.
J’étais, à l’époque, bien loin de me douter, que c’était là l’intérêt de la poésie. Qu’il n’y avait dans la poésie, rien à comprendre, mais tout à ressentir. Qu’en me focalisant sur le sens du poème, j’en oubliais l’essentiel, ses sonorités, la beauté de ses images, son rythme, bref, toute sa musique.



Gangue Bang



Alors évidemment je vais un peu vite, car la poésie possède tout de même un sens, sens qu’il serait bon de saisir le mieux possible et de ne pas oublier. Mais celui-ci demeure secondaire, si les poètes voulaient être clairs ils ne feraient pas de poésie, lui préférant la clarté de l’essai ou la familiarité du roman. Le choix de la poésie c’est la fuite du sens, non son rejet mais le désir de ne pas s’y laisser enfermer. Il suffit de considérer les poèmes étudiés de l’école primaire jusqu’au lycée pour percevoir la fadeur qu’ils ont acquise depuis que nous les avons compris et qu’ils ne nous apparaissent que comme lisses et transparents. Un poème qui ne nous pose pas de problème est un mauvais poème, non que la poésie soit par nature élitiste mais bien qu’elle ne prenne sa puissance que dans les interstices de l’intelligence.


Et ceci Jacques Dupin l’a bien compris. Il est l’incarnation parfaite du refus de l’enfermement, de la gangue, de ce qui est trop homogène et clair. Bien au contraire il est le poète de la fissure, de l’interstice, de la rupture et de tout ce qui vient zébrer la platitude d’une saisie bien trop lisse. Ce qui importe chez Dupin c’est la confrontation au monde, le choc et l’absence d’appui, rien d’étonnant donc si l’un de ses recueils s’intitule « Gravir ».


« Ouverte en peu de mots, /
comme par un remous, dans quelque mur, /
une embrasure, pas même une fenêtre /
pour maintenir à bout de bras /
cette contrée de nuit où le chemin se perd, /
a bout de force une parole nue"


(poème issu de La Nuit Grandissante, « L’embrasure »)



Dupin Olé !



Refusant l’association aux poètes surréalistes (dont il juge l’écriture « automatique » bien trop conventionnelle car ne faisant que reproduire des schémas de pensée pré-établis) Dupin revendique l’invisibilité de la poésie dans le champ littéraire contemporain, pour lui la poésie n’a d’intérêt que si elle est souteraine, en marge. Platon avait chassé les poètes de sa cité idéale, « tant mieux » lui répond Dupin.



« Absente la poésie l’a toujours été. L’absence est son lieu, son
séjour, son lot. Platon l’a chassée de sa république. Elle n’y est
jamais retournée. Elle n’a jamais eu droit de cité. Elle est dehors. »



La hantise de Dupin, c’est le figement (dans le sens comme dans la forme), l’idéal c’est la naissance perpétuelle, c’est une écriture mouvante, ouverte et en dehors de tout. « L’Embrasure » (recueil de 1969) incarne ce désir de fendre, de déchirer (« commencer comme un déchire un drap »), d’empêcher toute pétrification du texte.



Dupin dans la gueule



« Dans la chambre la nuit plonge /
une lame fraîche et puissante /
comme un aileron de requin /
la nuit séparée des constellations /
pendant que la montagne glisse /
les racines du feu /
portent à l’incandescence /
la poussière du socle /
et le sang /
transpiré par le fer »


(poème extrait de La Nuit grandisante, « L’embrasure »)


Dupin n’est sans doute pas le poète le plus abordable, et probablement l’un des plus déconcertants, mais son écriture nous résonne dans les os, à partir du moment où l’on prend le temps de l’écouter sans penser à la comprendre. Sa poésie claque, tranche, frappe (on retrouve le boxeur de sa jeunesse), elle lacère la page blanche comme pour l’ouvrir et la souiller. Elle est le refus et la lutte.

Mr_Chouette
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le 21 févr. 2016

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