Cet essai se divise en seize petits chapitres avec un thème particulier, que développe Philippe Berthier - spécialiste De Stendhal - qui dans cet nouvel essai commente Flaubert. Rappelons que beaucoup d'ouvrages sont récemment parus pour célébrer en 2021-2022 le bicentenaire de la naissance de Flaubert. En l'occurrence cet essai se veut original par son titre qui est un clin d'oeil au crocodile embaumé comme au perroquet empaillé de Flaubert.

Ici ou là-bas ? doit bien se demander Flaubert. S'il reste dans son Croisset, le jeune homme déjà se sentira dans un univers fermé. le grand rêve qui l'anime ne se réalisera jamais. Il lui faut donc partir à l'aventure. La Corse, il la connaît. Cela ne lui est pas suffisant. Il lui faut le grand voyage. « Flaubert ne rêve que du tapis volant des mille et une nuits qui l'emmènerait vers ce là-bas, tantalisant dont il le sait pourtant mieux que quiconque, et avant même tout expérience concrète, qu'il ne fera que le rejeter aux séduction ankylosantes de l'ici. »

Quand même ? partir, revenir que faire ? Flaubert est un nomade permanent, déchiré entre quitter sa mère et son nid douillet et découvrir d'autres lieux et visages. Et si « Croisset est la caverne du lion », où tout est classé et archivé, solide et contenu, sécure et figé, le Caire et l'Egypte sont le repaire du crocodile, dont il faut se méfier (même embaumé ?) du chameau-balancoire et des Pyramides exposées aux tempêtes du désert… Quand même, cela vaut sans doute le voyage ? Et si partir c'est mourir un peu, revenir c'est revivre. Quoique…Oscillation pendulaire d'un coeur vaillant et pur qui ne tient pas en place, ni ici ni là, qui s'imagine posséder une femme qu'il croise au hasard d'une rue et quelques secondes plus tard se rend compte « qu'il déraille », car ainsi le dit P. Berthier : «Tout passage à l'acte est une défaite ». « S'il se monte le bourrichon » à propos de tout et de rien, il a conscience de ses erreurs, une fois revenu sur terre. Mais la nostalgie demeure, le désir inassouvi reste enfoui dans le cortex tourmenté. le sexus, chez lui, á cette époque où il en fait sa nourriture quasi quotidienne, dans cet Orient, se change presque aussitôt en désir de solitude, pire encore, en « petite mort », car « la déception est cent fois plus poétique par elle-même. ». Ainsi écrit P. Berthier « « C'est pourquoi il éloigne la consommation sexuelle non certes par puritanisme, mais parce qu'elle ne lui apporte plus rien, puisque le désir et son état permanent, il n'en a plus ». Ainsi, à Keneh Flaubert explique pourquoi il ne veut plus faire l'amour avec trois femmes : « exprès par parti pris, afin de garder la mélancolie de ce tableau et faire qu'il reste plus profondément en moi ». 

Á la sage maxime grecque meden agan « rien de trop », qui prône la modération et répudie toute démesure, Philippe Berthier oppose l'amusant « trop n'est jamais assez » chez notre Flaubert, en rappelant son admiration pour Satan et Néron, son goût pour la peinture et le récit des batailles sanglantes, puisqu'il « il faut ahurir le lecteur » par un lexique tonitruant et rare, « coruscant et abstrus » ! Et cependant la grande pyramide qu'il gravit semble avoir déjà été dans son esprit. « Tout ça pour ça, », à quoi bon partir et voir, puisque tout était déjà gravé dans sa tête et dans ses émotions ?Car l'ancien monde est déjà corrompu par le progrès, la décoration, les peintures, qui l'ont envahi peu à peu. Alors pourquoi partir au loin pour retrouver une copie de son pays d'origine ? Et tant qu'à faire, tirer « un gros pet » permet de désacraliser les lieux les plus saints comme à Jérusalem. Je pète, donc je suis. Quoi de plus naturel : être un homme et se décharger de sa besace dans la demeure de l'Eternel ? Hésitation du pendule toujours entre se reposer, rêver, se laisser couler sur le Nil, ou sur son cheval comme à Constantinople faire dans la neige « une grande galopade mémorable » ! Comme l'écrit Philippe Berthier, « c'est l'anti Croisset maximal » - ce dont Flaubet se réjouit c'est le fait de n'être pas à Paris, avec l'agitation des petits bourgeois, se groupant autour des théâtres, satisfaits de peu. Il est rare de trouver un peu d'équilibre chez Flaubert. D'ailleurs c'est toujours la même bêtise qu'il constate chez ses semblables : « le ver est déjà dans le fruit » avec tous ces Européens, ces français qui dénaturent les colonnes d'Alexandrie en y traçant leur nom : pour se débarrasser de cette débâcle, par réaction antinomique, il proteste : il se vêt de vêtements et d'accessoires locaux pour ressembler à un égyptien.

Á l'heure du départ Flaubert sait qu'il va regretter ces paysages et surtout la douleur de ne plus les avoir va le hanter et l'inspirer une fois disparus, alors que sur place il s'ennuie parfois et semble déjà avoir tout connu et imaginé auparavant.

Flaubert n'est jamais à sa place dans sa tête, comme l'écrit Philippe Berthier « en tirant des plans sur la comète », en se fixant des pays à découvrir, leur distance, ou estimant un nombre d'années pour écrire sa Madame Bovary, qui l'épuise - il s'en plaint, il souffre à en mourir. Mais il le faut, c'est á ce prix que s'incarnera la Beauté. C'est bien le fameux bourreau de lui-même, de Tėrence, qui s'incarne en Flaubert. Névrose ou idiosyncrasie qui l'entraînera, ici et là hésitant, oscillant, balançant, mais parfois fixe : et c'est l'oeuvre accomplie. 

J'ai pris un très grand plaisir à lire ce fascinant essai de Philippe Berthier qui a bien compris l'âme de Flaubert, « fixant des vertiges » comme Rimbaud, qui nous l'a fait renaître de nouveau, plus attachant encore, encore plus vivant. Je suis certaine que les amoureux de Flaubert adoreront ce nouveau témoignage, original et très humoristique aussi. 

Elisabeth-Noguerol
9

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 11 sept. 2023

Modifiée

le 11 sept. 2023

Critique lue 8 fois

Critique lue 8 fois

Du même critique

Le Rideau
Elisabeth-Noguerol
10

La lumière derrière le Rideau

J'avais lu Kundera il y a de très nombreuses années et il faisait partie de mes auteurs contemporains préférés.Sa mort m'a profondément touchée, mais elle a eu peu d'écho en France et même chez...

le 11 sept. 2023

"Ma chère maman..."
Elisabeth-Noguerol
10

Très émouvant, parfois drôle, mais parfois froid

J'ai beaucoup aimé ce petit livre, en particulier les lettres de Baudelaire, très affectueuses, vives, riches de petits détails sur sa vie de poète et de fils tout simple et souvent fatigué, qui...

le 10 sept. 2023