Une ancienne légende perse raconte qu’un roi, désireux d’obtenir une grande sagesse, convia les meilleurs sages de son royaume pour qu’ils lui remettent un anneau. Sur celui-ci, le souverain demanda à ce qu’ils gravent une phrase qui serait vraie en tout lieu et à toute époque. Une simple suite de mots qui, dans un monde où la vérité est également soumise à l’ambiguïté du temps, conserverait son statut éternel. Les sages, après concertation, revinrent avec ceci : « Cela aussi passera ».


S’il n’est pas fait explicitement référence à cette légende dans le roman de Dino Buzzati, je n’ai pas pu m’empêcher de me la répéter constamment au fil de ma lecture. Peut-être était-ce en raison de l’ambiance générale du livre, où le désert qui s’étend sous les yeux du protagoniste semble progressivement exercer une attraction sur le lecteur ? Peut-être était-ce parce que j’avais en tête l’image du fort Bastiani à la couleur du sable, telle que l’adaptation de Valerio Zurlini l’a d’ailleurs représentée en filmant la Citadelle de Bam, en Iran ? Ou peut-être était-ce simplement parce que chaque instant du roman me le prouvait. Car oui, Drogo l’a compris à ses dépens : le temps avance sans prendre en compte son avis.

Le roman nous fait suivre l’histoire de Giovanni Drogo, un militaire récemment affecté au fort Bastiani pour y intégrer sa garnison. Très vite, le jeune homme plein de fougue et de rêves se trouve pris au piège par la quiétude de son quotidien et l’attente, perpétuelle, de l’arrivée d’un potentiel ennemi légendaire : les Tartares. Personne ne sait s’ils viendront un jour, ni même s’ils existent encore, à vrai dire. Pourtant, ici, tout le monde les attend depuis longtemps, avec l’espoir peut-être vain d’un jour pouvoir prouver sa valeur sur le champ de bataille. Mais les Tartares tardent à se montrer… Le temps passe, certains soldats partent, d’autres restent. Les mois s’écoulent, puis les années, les décennies. Drogo monte en grade et, quand bien même il aurait pu partir pour vivre une autre vie en ville, il a choisi de rester ici. Dans ce fort… loin… coupé du reste du monde, où s’étend face à lui l’immensité d’un désert qui n’a pourtant rien à lui offrir...

Alors le soldat attend. Qu’attend-il, au juste ? Est-ce vraiment les Tartares qu’il attend, tous les jours, lorsqu’il scrute le désert avec ses jumelles, du sommet de la forteresse ? Est-ce vraiment l’espoir de voir quelque chose qui le pousse à s’isoler du monde, des autres, de la vie ? Est-ce vraiment la gloire qu’il attend, ou bien se satisfait-il de son quotidien ? Ou peut-être est-ce simplement la mort elle-même ?

Drogo n’y répondra jamais vraiment. À vrai dire, il n’en aura pas le temps. Car à force d’attendre, de jouer aux cartes avec ses camarades, de monter la garde et de scruter, encore et encore, l’horizon de cet immense vide qui constitue son monde à lui, Drogo est déjà un vieil homme. Il est ridé, malade et, quand bien même les Tartares ont finalement montré le bout de leur nez, il doit être évacué, car il est trop faible pour rester. Ainsi, dans une ironie que seul le Temps sait créer, Drogo, qui a attendu toute sa vie l’arrivée de ce peuple mystérieux, s’éteint au moment où ceux-ci se montrent enfin. Pas de chance.


On raconte que le roi perse, fort de la sagesse offerte par l’anneau, fut un bon roi. Il sut prendre les bonnes décisions pour son royaume et fut loué pour son règne. Il sut ne pas trop s’accabler lors des mauvaises passes et sut ne pas trop se réjouir aux heures de liesse. Car quoi qu’il advienne dans sa vie, le roi savait que ce ne serait pas éternel. Si Drogo avait eu cet anneau, qu’aurait-il fait ?


Qu’importe la réponse, il est déjà mort. Cela aussi est passé.

Izar
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le 19 févr. 2024

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