Le Désespéré
8
Le Désespéré

livre de Léon Bloy (1887)

Et si Bloy n’était tout simplement pas romancier ? Que le Désespéré soit atrocement mal construit, ça crève les yeux. Que cette construction aussi mal foutue ne soit pas qu’un doigt d’honneur volontaire fait aux conventions romanesques, ça me semble tout aussi vrai. (C’est à peu près comme quand je fais exprès de mal jouer du piano : comme je suis incapable d’en jouer bien, ça n’a aucune espèce de valeur.)
Je ne pense pas non plus que le caractère excessif et parfois paradoxal de l’écriture de Bloy soit en cause. L’histoire de la littérature regorge de grands romanciers excessifs et paradoxaux, et il faut avoir été énucléé par le naturalisme ou le « nouveau roman » pour imaginer qu’un récit puisse être à moitié raté au seul motif que la réaction de la compagne du héros, quand elle apprend qu’il l’aime, est de se tondre la tête et de se faire arracher toutes les dents… Du reste, le lecteur de Bloy, qui en général connaît Bloy, connaît aussi le mépris que Bloy vouait à Victor Hugo : il goûtera d’autant plus la différence entre la défiguration de Véronique dans le Désespéré et celle de Fantine dans les Misérables.
Mais comme généralement quelqu’un qui a lu le Désespéré a aussi lu d’autres œuvres de l’auteur, il aura encore remarqué que le contenu du roman se retrouve partiellement dans les pamphlets et le Journal. Or, la plupart des meilleurs passages du Désespéré figureraient tout aussi bien dans les pamphlets et le Journal. La galerie de portraits du repas du Pilate, par exemple, qui constitue l’essentiel de la quatrième et avant-dernière partie, est un réjouissant jeu de massacre ; elle n’apporte rien au roman.
Marchenoir / Bloy mange avec ses contemporains, il les méprise, ils ne l’aiment pas, il finit par les agonir d’injures – et voilà qui est censé précipiter la fin du récit ?


Ce qui est – peut-être involontairement – drôle, c’est que cette partie s’intitule « L’épreuve diabolique ». Pour diabolique, je veux bien – encore qu’avec ce titre je m’attendisse à quelque chose d’un peu plus corsé, et au moins en rapport avec quelque chose comme la tentation. Mais une *épreuv*e ? Allons ! Le Désespéré ne manque pas d’épreuves. Que Bloy qualifie celle-ci de « diabolique » met surtout en lumière l’impression de marche forcée produite par son roman.
Parce qu’au finale, ces quatre cents pages sont terriblement laborieuses alors que leur auteur est capable de bien autrement trancher dans le vif – par exemple dans ses nouvelles. Ici, tout grince de tous les côtés. Il me semble évident que cet aspect laborieux rejoint le dolorisme de Bloy, dolorisme qui à ce stade-là confine au masochisme. (Et même à un masochisme au carré : « Il [Marchenoir] n’était pas homme à rester longtemps vautré sur une pensée de douleur, quelque atrocement exquise qu’elle lui parût », p. 178.)
Je peux comprendre que cet apitoiement de tous les instants agace des lecteurs – on peut aussi prendre le parti d’en rire, diaboliquement ou non, car il y a de quoi dans le Désespéré.

Alcofribas
7
Écrit par

Créée

le 5 mai 2020

Critique lue 396 fois

7 j'aime

2 commentaires

Alcofribas

Écrit par

Critique lue 396 fois

7
2

D'autres avis sur Le Désespéré

Le Désespéré
Torpenn
7

Les dents de l'amer

J’avoue, je suis déçu, ce que ce tout petit 8 ne montre peut-être pas assez d’ailleurs, mais faut comprendre, le Désespéré, je l’attendais comme un frère, moi, on était fait pour se rencontrer, pour...

le 14 août 2012

51 j'aime

33

Le Désespéré
Gondebaude
10

Chancroïde putrescent, quel génie !

D'un style aérien, complexe et puissant, utilisant un vocabulaire tout aussi désuet que mélodieux, Le Desespéré est une oeuvre simplement incroyable, qui présente une personne non moins incroyable,...

le 22 sept. 2014

29 j'aime

13

Le Désespéré
Diothyme
6

Le désespérant

Il me faut d'abord préciser que, contrairement à mes contemporains, je n'ai aucune animosité envers le christianisme, et je partais avec un a priori favorable sur l'ami Léon. Les premières pages...

le 1 avr. 2019

25 j'aime

15

Du même critique

Propaganda
Alcofribas
7

Dans tous les sens

Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...

le 1 oct. 2017

30 j'aime

8

Le Jeune Acteur, tome 1
Alcofribas
7

« Ce Vincent Lacoste »

Pour ceux qui ne se seraient pas encore dit que les films et les albums de Riad Sattouf déclinent une seule et même œuvre sous différentes formes, ce premier volume du Jeune Acteur fait le lien de...

le 11 nov. 2021

20 j'aime

Un roi sans divertissement
Alcofribas
9

Façon de parler

Ce livre a ruiné l’image que je me faisais de son auteur. Sur la foi des gionophiles – voire gionolâtres – que j’avais précédemment rencontrées, je m’attendais à lire une sorte d’ode à la terre de...

le 4 avr. 2018

20 j'aime