Le Dieu venu du Centaure est un livre assez déstabilisant, commençant comme une enquête et se poursuivant en une sorte de quête onirique un peu foutraque. A nouveau, Philip K. Dick multiplie les personnages-clefs sans qu'on arrive à véritablement se prendre de passion pour l'un d'entre eux : encore une fois, pas de vrai héros, mais des arrivistes couards, opportunistes ou machiavéliques. Comme dans Loterie solaire, dont il semble assez proche, les personnages féminins sont très mal lotis, on ne relèvera qu'une précog qui cherche à grimper les échelons de sa société le plus vite possible, une illuminée cherchant sur Mars des ouailles à convertir et une artiste réalisant des poteries originales. Elles n'apparaissent que pour donner un sens au destin d'un individu qu'on pourrait qualifier de héros – mais qui n'en a ni les épaules, ni le comportement. Mayerson, chef du département précog de Léo Bulero, chargé de déterminer à l'avance l'évolution des marchés, les tendances, mais aussi les conséquences de certains actes décisifs, est cet homme-là. Ses interrogations, ses hésitations, ses pensées intimes rythment le récit de la confrontation attendue entre son chef, sorte de maffieux de la drogue aussi fascinant qu'horripilant, et ce Palmer Eldritch qui, au départ du moins, semble protégé par les Nations-Unies. L'enjeu ? La mainmise sur un marché unique, celui du commerce d'une drogue vaguement tolérée (mais officiellement, bien entendue, interdite) qui permet aux fermiers martiens, travaillant dans des conditions misérables, d'oublier leur ordinaire en s'évadant artificiellement par le biais d'un hallucinogène combiné à… une poupée Barbie. Bulero commercialise les « poupées Pat », modèles en miniature de ce que désirent les clients (splendide appartement, voiture et corps de rêve, vacances dépaysantes, etc.) et vend sous le manteau le D-Liss, grâce auquel chacun peut s'incarner dans un avatar de la poupée, mais un avatar réaliste. La rumeur de l'arrivée de cet Eldritch que personne n'a vu mais que tout le monde connaît bouleverse ce petit monde : Bulero devra le rencontrer pour tirer les choses au clair, c'est inévitable. Mais Eldritch a tout prévu…
C'est ensuite que ça se gâte. On quitte assez abruptement une progression classique pour une séquence en apnée dans une série de va-et-vient entre les réalités. Car la nouvelle drogue, le K-Priss, n'a plus besoin qu'on se focalise sur un objet et brise toutes les barrières, tant sociales que physiques, permettant à chacun de revivre, à l'envi, des scènes de son passé – ou de se projeter dans l'avenir. Toutefois, un détail a son importance : Eldritch est présent dans tous ces fantasmes, présent dans tous ces rêves, ces réalités illusoires. Omniprésent. Tout-puissant, capable de recréer ces univers oniriques et de les plier à sa volonté. Un tel pouvoir est celui d'un dieu, ni plus ni moins. Quand ils s'en rendront compte, Bulero et Mayerson s'en mordront les doigts. Comment échapper à un dieu ? Comment le vaincre ?
Dans cette seconde moitié, on va naviguer dans un futur où la grande confrontation a eu lieu, et dans le passé honteux de Mayerson, désireux de reconquérir sa femme (l'artiste). On va glisser, parfois sans le savoir, dans des mondes éthérés, quelquefois réalistes, quelquefois vides. Eldritch se joue des sens et de la raison de ceux qu'il entraîne dans ses délires, au moins autant que Dick se joue de notre certitude. Au point qu'on ne sache plus ce qu'il désire raconter – ou si, véritablement, il cherchait à raconter, voire à finir son récit.
Le contexte est tout aussi saisissant, mais traité presque par dessus la jambe : une Terre presqu'inhabitable, des opérations chirurgicales capables d'accélérer l'évolution, des extraterrestres aux motifs obscurs… Ce qui aurait pu donner une aventure rocambolesque, ou un véritable space-opéra métaphysique est réduit à une oeuvre difficile à jauger, redondante, bavarde et parfois lourde – mais fascinante.
Pas aussi ardu ni prenant que le Maître du Haut-Château, pas aussi séduisant, ni (je l'avoue) agréable à lire, mais incontestablement intéressant. Un bon Philip K. Dick.

Vance
6
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le 27 août 2018

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Vance

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