Dire que George R.R. Martin est un grand maître dans l'art de créer des personnages aussi consistants, vivants qu'attachants relève à la fois de l'évidence, de l'euphémisme, et du cliché. De plus, trop se focaliser sur cette qualité indéniable, c'est risquer d'oublier un autre élément fondamental du roman, mais tout aussi fascinant: la matière, dans, avec, et par laquelle ces personnages luttent, se débattent, s'écorchent ou bien affirment leur autorité.

La matière d'abord c'est le fer, élément omniprésent et central du roman : le titre français fut donc plutôt bien trouvé. En effet, le trône de fer porte en lui le thème principal et le plus évident de l'œuvre : en tant que trône, il est l'objet ostentatoire fondamental sur lequel repose le pouvoir. Seulement, la particularité de cet objet est d'être constitué d'une multitude d'épées ; nul besoin de chercher loin donc, pour en déduire que c'est un objet symbolique puissant incarnant le pouvoir obtenu et exercé par la force. Son essence donc, sa matière-même, agit sur quiconque le possède et transforme profondément son être : il sera roi d'un vaste royaume peut-être, mais par-dessus tout et à jamais esclave du fer.
Le règne de cette matière souveraine est la condition de la purification des péchés obscènes, infâmes et insensés des mortels : adultères, trahison, infanticide, régicide, ou incestes...Seul le fer qui n'a pas d'âme ni de maître, peut exercer la justice divine et faire couler le sang, le principe vital absolu : les innocents au sang pur doivent payer et expier la faute des coupables, selon l'implacable théologie sacrificielle à laquelle obéit l'univers de ce roman.
Et là où le fer échoue à purifier, et surtout à régénérer la terre comme les âmes, malgré l'hémorragie inlassable, c'est l'or, matière non moins souveraine qui semble pouvoir parvenir à l'expiation. En effet, l'or, la lumière et le feu élémentaire permettront finalement, par leurs vertus purificatrices, d'accomplir une parfaite régénération, autorisant une véritable réhabilitation du droit comme de l'innocence.

La matière, c'est la pierre aussi, plus discrète bien qu'omniprésente, elle rassure et sécurise d'abord, puisqu'elle constitue l'enceinte des châteaux familiaux ou du Mur qui protège la frontière du territoire des humains. Cependant, c'est une matière ambivalente qui se révèle rapidement menaçante voire néfaste lorsqu'elle incarne sépultures ou prisons. En outre, la pierre n'est pas un matériau sans faiblesse, puisque le Mur peine à contenir les créatures des ténèbres invoquées avec toujours plus d'insistance par le règne du fer, de la souffrance et de la terreur.
Ainsi, cet univers éminemment tragique où gouverne la matière est un piège aliénant pour l'esprit, voué à se perdre et à subir l'avènement de l'obscurantisme, de la folie et du Mal, à moins que ne parvienne enfin à triompher la lumière.

Force est donc de constater que cette œuvre aussi moderne qu'épique possède de grandes qualités littéraires, sur le fond comme sur la forme. Au-delà d'une histoire aussi accrocheuse que bien construite se dessine une réflexion fine et intemporelle sur les liens qu'il existe depuis toujours entre le pouvoir et le Mal.


jslomianow
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le 22 avr. 2012

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