"Tout simplement, comme se font les choses extraordinaires"

Je sais. Être prof de français et attendre d'avoir plus de dix ans d'ancienneté avant d'entamer la lecture du Grand Meaulnes, c'est un peu la honte. Mais je plaide les circonstances atténuantes, Votre Honneur.
Tout d'abord, je n'aime pas les histoire d'adolescents ou d'enfants. Sauf exceptions, bien sûr. Mais même au cinéma, ça me fait peur. Alors, bien sûr, quand il s'agit d'un roman d'aventures, ça passe parfois très bien ; L'Île au Trésor est un de mes romans culte, et j'ai bien aimé Tom Sawyer. Mais, en général, ce type d’histoire me fait fuir.
Ensuite, j'étais convaincu que ce roman serait ennuyeux à mourir. Non mais franchement, ça n'avait pas l'air de parler de quelque chose. Et je sentais déjà venir les interminables heures d'ennui profond qui m'attendaient. Autant dire que je ne sautais pas de joie avant de débuter cette lecture.
Mais si je ne voulais pas franchement le lire, pourquoi l'ai-je fait, me demanderez-vous, et je vous remercie de cette question pertinente (alors que d'habitude vous me demandez toujours n'importe quoi).
Parce que depuis deux ans maintenant, les romans semi-autobiographiques sur l'enfance et l'adolescence sont au programme des classe de 3ème. Et je me voyais hésiter entre deux romans que je n'avais jamais envisagé de lire, Le Grand Meaulnes et Vipère au Poing. Autrement dit, entre la peste et le choléra. Ou, si vous préférez, entre Lara Fabian et Céline Dion. Le cauchemar.

Et bien je me suis glorieusement planté !
Pas sur tout. Comme je le craignais, il ne se passe pas grand chose dans ce roman. Nous assistons à la vie quotidienne d'une minuscule école de village à la fin du XIXème siècle. Les élèves paysans qui viennent avec leurs sabots aux pieds. Le maître tellement sévère que même son fils l'appelle sans cesse M. Seurel. Le passage des saisons. Les fêtes de village. Et tout le toutim.
Mais, contrairement à mes frayeurs passées, cette quasi-absence d'événements n'entraîne pas le moindre ennui, loin de là. Tout cela parce qu'il y a un écrivain aux commandes. Un véritable romancier qui effectue un véritable travail de romancier. Où on voit comment l'écriture transforme le monde. Où on voit comment la réalité quotidienne est transcendée par la qualité artistique.
Le roman instaure une bien étrange ambiguïté, une ambiance onirique, subtilement mystérieuse. Alain-Fournier sait, par ses descriptions floues, son absence de détails, créer une atmosphère de rêve où on ne sait plus si on est dans la réalité ou dans l'imaginaire.
L'exemple le plus frappant est la fin de la première partie, lorsque Meaulnes raconte son étrange expédition. Le personnage s'est endormi sur une charrette alors que la jument continuait sa marche. A son réveil, il ignore où il se trouve et passe deux nuits dehors, complètement perdu. Et, le 3ème soir, il arrive dans un lieu quasiment magique où se donne une fête en l'honneur du fils du Seigneur. Tout, ici, relève du conte de fée : le château (qui n'est pas décrit) qui semble apparaître comme par magie, les personnages masqués qui surgissent de nulle part, une noce somptueuse qui se prépare, etc. Alors que nous sommes en plein hiver, il fait doux comme au printemps (mais juste là, dans le domaine, pas à l'extérieur, où on continue à se les cailler sévère). Et Meaulnes se regarde dans de l'eau "Et il crut voir un autre Meaulnes, non plus l'écolier qui s'était évadé dans une carriole de paysan, mais un être charmant et romanesque, au milieu d'un beau livre de prix..."
L'importance des scènes nocturnes renforce encore l'impression d'irréalité. Mieux, l'auteur multiplie les mots comme rêverie, imagination, songe...
De plus, plusieurs fois dans le livre, le narrateur François pense à quelque chose, et il apparaît que cette chose arrive réellement. Ainsi, lors de la première évasion de Meaulnes, François songeait que son camarade était amoureux, et il se trouve que ce fut le cas. L'imaginaire précède la réalité (ou crée la réalité, peut-être).

Et voilà comment l'écriture a le pouvoir de transformer la réalité, de l'embellir. Et voilà comment on fait un grand livre, en multipliant les références à diverses œuvres (contes de fées, romans d'aventures, avec les Bohémiens par exemple) et en employant une narration formidable.
Le Grand Meaulnes est un livre émouvant, parfois amusant, parfois triste. Son rythme est marqué par un balancement constant entre réalisme et imaginaire, entre fantaisie et drame, entre un discret merveilleux et un fort drame social (entre présence et absence de Meaulnes également, ses départs ponctuant le roman).
"Pour celui qui ne veut pas être heureux, il n'a qu'à monter dans son grenier et il entendra, jusqu'au soir, siffler et gémir les naufrages ; il n'a qu'à s'en aller dehors, sur la route, et le vent lui rabattra son foulard sur la bouche comme un chaud baiser soudain qui le fera pleurer. Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a, au bord d'un chemin boueux, la maison des Sablonnières, où mon ami Meaulnes est entré avec Yvonne de Galais, qui est sa femme depuis midi."
Un balancement qui se justifie : ce roman décrit d'une façon merveilleuse l'adolescence, c'est-à-dire la mort de l'enfance et la naissance d'un adulte. La troisième et dernière partie est, à ce titre, très éclairante. Alain-Fournier y reprend tous les thèmes des deux parties précédentes et y applique un regard plus mûr, plus adulte. François, le narrateur, est devenu instituteur (diantre ! mais on devenait instit' très jeune ! Il doit avoir 18 ans maximum). Meaulnes se marie. Le domaine perdu est détruit, en ruines. Et ces ruines sont celles de l'enfance. Pire, Frantz, si agréable quand on est enfant, est devenu insupportable parce qu'il n'a pas grandi, parce qu'il est resté cet enfant, et que cela apparaît incongru désormais.
Un grand roman à re-découvrir, dont l'apparente simplicité cache un véritable travail de romancier. Un roman impressionniste, aux contours flous mais qui dégage de fortes émotions.

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le 18 oct. 2013

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SanFelice

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