Hermann Hesse est passé de mode, malgré les titres d’honneur amassés de son vivant — à commencer par son prix Nobel de littérature en 1946, couronnant un auteur allemand devenu suisse pour prendre du champ par rapport aux passions nationalistes de son pays — et une renaissance fulgurante à la fin des années 1960, dans le sillage de la contre-culture américaine. Reconnaissons qu’il n’a pas démérité de cet oubli : son style est ronronnant, son propos volontiers moralisateur, son goût pour les thèmes orientalisants et pour les « sagesses » lointaines paraît aujourd’hui passablement naïf, etc.


Le Jeu des perles de verre sent la naphtaline, mais sans que cette odeur désuète ne parvienne à masquer ses grandes qualités inchangées. Le roman suit en détail la vie de Joseph Valet, serviteur d’une société utopique dans laquelle un groupe d’érudits se consacre à une vie d’ascèse et d’étude en « Castalie », coupés du monde qui le nourrit. Bien que le cadre soit clairement allégorique et prétexte à un travail de moraliste, Hesse prend un plaisir visible à ébaucher les contours de son monde imaginaire et notamment du « jeu des perles de verre », discipline synthétique qui constitue le sommet de l’abstraction ludique. Le lecteur pourra y reconnaître certaines des habitudes d’écriture de la vieille science-fiction, qui se passionnait sans honte pour l’architecture de ses univers imaginaires. Le narrateur prend aussi très au sérieux, sans sursaut post-moderne, la fiction selon laquelle le roman serait une biographie du personnage principal écrite peu de temps après sa mort.


Ce qui peut toutefois captiver le lecteur moderne dans Le Jeu…, c’est le propos politique du livre. Paradoxalement, ce n’était sans doute pas l’intention de Hesse : la portée apparente du Jeu… relève bien davantage de la littérature sapientale que de l’agit-prop. Le roman plaide pour une sagesse sereine et intériorisée, qui ménage sa place à la supériorité de l’esprit, mais en soulignant
le danger d’une vie de pur intellectualisme.


Chemin faisant, il dresse toutefois une critique adroite de la Castalie, lieu où la subtilité finit par couper ses habitants du siècle : « Peut-être le Castalien moyen n’a-t-il pour l’homme du siècle et l’être peu cultivé ni mépris, ni envie, ni haine ; mais il ne le considère pas comme son frère, il ne voit pas qu’il lui doit son pain, il ne sent pas le moins du monde qu’il est responsable avec lui de ce qui arrive à l’extérieur, dans le siècle. ». Joseph Valet, quoique magister ludi — pour ainsi dire l’homme le plus prestigieux de la Castalie — finit par quitter ses pairs pour protester contre leur superbe isolement.


Cette critique du paradis isolé évoque à la fois la critique prégnante des élites « sécessionistes » (voir, entre autres, C. Lasch), mais aussi, de manière plus circonstancielle, l’Union européenne. Hesse prédit d’ailleurs avec justesse, dès 1943, le sort de l’Europe : « le calme qui est intervenu dans notre partie du globe au terme de l’époque des guerres, est partiellement imputable à l’épuisement général et aux pertes humaines consécutives aux terribles conflits qui l’avaient précédé, mais plus encore au fait que l’Occident avait alors cessé d’être le point névralgique de l’histoire universelle et le champ clos des ambitions d’hégémonie ». Il faut espérer que le calme dans lequel nous vivons ne soit pas, comme l’anticipe Valet, le prologue d’un déclin à venir.

Venantius
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le 10 mai 2018

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