La préface du recueil dans la récente réédition de l’Arbre Vengeur affirme que « Juan Rodolfo Wilcock a donc réussi l’exploit d’être à la fois ignoré, oublié et incompris » (p. 9). À en juger par ce Livre des monstres, j’ajouterai qu’il semble présenter la caractéristique, certes plus répandue, d’avoir une vie plus intéressante que son œuvre. Il est vrai que la même préface présente quant à elle la caractéristique trop répandue de survendre le texte qu’elle présente : dire que pour trouver Wilcock, « le plus facile […] est de trouver Jérôme Bosch, Jonathan Swift, Samuel Beckett et Jorge Luis Borges, et de les mettre aux quatre coins d’un cercle. / Wilcock est quelque part au milieu » (p. 19), ça place la barre très haut et ça crée des attentes.
Comme son titre l’indique, le volume dresse une soixantaine de portraits de monstres, qui vont de la créature de papier (un homme gazeux) à la créature de cauchemar (« l’âme d’Elviridio Tatti est son odeur nauséabonde », p. 102) en passant par la caricature (« sur ses deux lobes frontaux ont pointé les deux tentacules classiques, dits “du romancier engagé”, mais plus longs, et un peu plus effilochés que chez les autres romanciers engagés », p. 57), plus ou moins abstraits donc, plus ou moins transparents (je veux dire reconnaissables sous le masque), et pour la plupart semblables à nous : la couverture de la traduction française ressemble à un miroir.
Cela, Wilcock ne cesse de nous rappeler : nous sommes les monstres. Ceux de son volume ne font que nous pousser à l’extrême ; ainsi le dénommé Mesto Copio, « plus qu’un homme, il est l’image de l’homme, désastreuse velléité d’une nature non dépourvue de bon goût pour le reste des choses » (p. 86). Plus que dans les portraits proprement dits, c’est dans les digressions et les incises qu’éclate véritablement l’humour noir de l’auteur : « Il ne semble pas non plus possible que Vinizio puisse se marier, ni qu’il puisse faire l’amour avec d’autres qu’avec lui-même, mais ceci est une situation très commune » (p. 123-124).
On aura compris que la vision de l’homme qu’illustre Wilcock ne déborde pas d’optimisme. Ainsi, si « l’âme d’Elviridio Tatti est son odeur nauséabonde », comme je l’ai déjà cité, « n’en serait-il pas de même pour nous tous, vu que nous sommes tous, comme lui, maintenus en salle de réanimation, jusqu’à notre mort biologique inévitable ? » (p. 102-103). Il est vrai que l’auteur donne de l’amour une définition particulière : « Certes l’amour est aveugle, il est superficiel. Mais il est bien possible aussi – de nombreux cas le prouvent –, qu’il s’agisse d’une flamme qui réclame justement, pour s’enflammer, les gaz d’une charogne » (p. 62).
Alors que manque-t-il au recueil pour être un grand livre ? Je pense qu’il ne manque rien ; mais il y a beaucoup de lignes en trop. C’est dans le nombre et les longueurs des portraits qu’apparaît cette frustration qui accompagne la plupart des misanthropes, et les incite parfois à taper sans discernement, comme emportés par leur misanthropie – misanthropie qu’Ambrose Bierce, par exemple, pour ne rien dire d’un Cioran, excellait à transformer en art.
Prenons la fin de la notice consacrée à Mario Obradour : « Une fois, alors qu’il se sentait fondre intérieurement d’une chaleur inconnue, il voulut, dans un commerce, adresser la parole à une jeune fille : balbutiant d’émotion, il tendit le bras, et la jeune fille, distraite, y accrocha son sac à main. Nous sommes toujours pris pour ce que nous paraissons » (p. 65). En tant qu’article du Dictionnaire du Diable, ces deux phrases se suffiraient à elles-mêmes et constitueraient un chef-d’œuvre du micro-récit. Mais ici, le reste du portrait, très quelconques – à moins que la traduction aplanisse trop le style ? – les ferait presque passer inaperçues.

Alcofribas
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le 31 juil. 2018

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