Quoi de plus drôle pour espérer embêter Kundera (qui doit bien avoir un profil Sens Critique) que d'en parler sérieusement.


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Alain Robbe-Grillet, comme Nathalie Sarraute qui lui était contemporaine, pensait qu’il fallait aborder une nouvelle manière d’écrire les romans. Que le roman, dans sa volonté de capter les fonctionnements complexes de l’humain, devait se détacher de certaines habitudes, ou de certaines tentations naturelles, pour réussir à toucher et révéler des mécanismes jusque-là inaccessibles à la conscience des auteurs. Des mécanismes que Nathalie Sarraute, par exemple, appelait « tropismes ». La posture d’Alain Robbe-Grillet et de Nathalie Sarraute était plutôt radicale. Roland Barthes, lui, a pu tenir une posture tout aussi radicale bien que différente, cherchant à revenir au plaisir du texte, et à ce qu’il appelait le degré zéro de l’écriture. Cette tension au sein du nouveau roman laisse penser que, peut-être, le roman se cherche. Et que, peut-être, s’est-il toujours cherché. Dans Pour un nouveau roman, Alain Robbe-Grillet dit : « [Le roman] ne sert pas à exposer, à traduire, des choses existant avant lui, en dehors de lui. Il n’exprime pas, il recherche. Et ce qu’il recherche, c’est lui-même ». Le roman aurait donc une vocation propre à lui-même, qu’il ne pourrait trouver qu’en lui-même et pour lui-même, puisqu’il ne cherche pas à exprimer des choses qui seraient en dehors de lui. Le roman, alors, s’il accomplissait sa vocation, ne pourrait se réaliser qu’en dehors d’une réflexion sur « la réalité qui n’est pas le roman ». Comment associer cette vocation à celle défendue par Kundera dans L’Art du roman, qui est celle de capter l’essence existentielle de l’homme (comment l’associer puisque a priori l’homme n’est pas le roman) ? « comment le roman, en parlant de l’homme, parvient-il à se chercher soi-même et en soi-même ? Et pourquoi ferait-il une telle chose si vaine ? » [Citation de moi].


Est-ce vraiment vain ? Si le roman, comme le dit Kundera, est intrinsèquement lié à l’essence existentielle de l’homme, le roman ne devrait-il pas chercher à dépasser cette « Frontière » en lui-même (celle dont parle la dernière partie du livre du rire et de l'oubli ; celle qui sépare le monde organisé du monde dans toute sa complexité, presque inintelligible), pour ensuite permettre à l’homme de le faire dans les meilleures conditions possibles ? Pour pouvoir plonger l'homme sincèrement dans ses propres faiblesses, puisqu’elles ne seraient plus, le temps d’une réflexion, associés à des faiblesses justement. Mais juste à des faits que l’on prend parce qu’ils existent, en dehors de la réalité conventionnée. Pour pouvoir anticiper ces faiblesses, du moins les comprendre, voire en parler (de vive voix, dans un roman…), lorsque nous serons revenus du côté organisé de la Frontière.


Dans l’histoire du roman, celui-ci semble à chaque instant vouloir toujours remettre en cause ses acquis passés. Au-delà des critiques faites aux romans par ceux qui condamnent les romans - durant la Renaissance notamment - c’est bien les critiques faites aux romans par les romanciers eux-mêmes qui sont intéressantes. Le roman, au départ, racontait des histoires sublimes, d’amours passionnés et d’aventures. C’est le romanesque, celui qui fait rêver. Et il est même capable d’être profond et psychologique, comme le témoignera à rebours L’Astrée d’Urfé. Seulement le roman saura parodier cette motivation romanesque initiale (pas forcément l'Astrée, qui sortira plus tard), avec Don Quichotte. La parodie c’est le début du doute et de la complexité, c’est l’idée déjà qu’il existe au moins deux points de vue. Et Cervantès, d’ailleurs, laisse entendre qu’il existe bien plus que seulement deux points de vue, mais qu’il en existe en fait une infinité, propres à la subjectivité de chacun. Et que son roman n'est pas une parodie... On aura ensuite Les Lumières qui tireront profit de cette idée de changement de point de vue pour remettre en cause les autorités de l’époque, et leur société ; puis le romantisme, comme une volonté de revenir aux sentiments ; puis le réalisme, comme une volonté de comprendre le monde dans le détail ; puis le surréalisme, comme une approche joyeusement désabusée de la vérité, et Kafka avant ça. Et Musil. Et André Gide après ça. Et Milan Kundera… chaque fois en tout cas, on observe une fracture avec ce qui se fait avant, un approfondissement parfois, une opposition souvent. Et le roman ainsi, peut-être conscient de son potentiel (à réunir les genres, les savoirs, et à pouvoir modeler le temps pour l’approfondir et le détailler librement), s’est toujours montré exigeant, soupçonneux, voire intolérant, avec ses formes passées.


Le roman se montre même parfois critique sur ce qui lui donne fondamentalement vie : j’entends par là la volonté d’écrire (ce que Roland Barthes appelle la velléité: https://www.youtube.com/watch?v=AZt2j4O6Rl4). Dans Le livre du rire et de l’oubli, c’est ce que Kundera appelle la graphomanie. Il a un regard très péjoratif sur le sujet. Le ou la graphomane dans son roman est représenté par Bibi qui veut écrire un livre sur sa façon de voir le monde. Elle sait que son regard est fascinant, mais face à la feuille elle ne sait plus quoi écrire. Et quand on lui demande, elle ne sait pas bien expliquer ce qu’elle veut faire, et change régulièrement d’avis. En cela elle ressemble à Édouard, dans Les faux-monnayeurs, qui tente d’expliquer ce qu’il voudrait faire dans son roman. Lui non plus n’arrive pas à écrire. Édouard est dépassé par son ambition ; tandis que Bibi n’a tout simplement pas vraiment de réel projet littéraire. Et cela est plutôt sévèrement condamné par Kundera. Il différencie l’amoureux qui conserve ses lettres passionnées pour soi au graphomane qui les photocopie pour les faire éditer. Kundera nous présente le monde actuel comme un monde où les hommes peuvent se permettre d’écrire par distraction, parce qu’ils en ont le temps et les moyens. Sa condamnation est sévère. L’argument se tient, mais c’est dur. Il présente la volonté d’écrire et de visibilité comme la volonté de devenir tout, ce qui implique une concurrence inconditionnelle entre les univers fictifs des graphomanes. Il nous propose ainsi une vision assez sceptique du monde des écrivains en herbe, où chacun par son comportement alimente la solitude générale (un monde qui ressemblerait à celui de La Grande Belleza). Peut-être ne connaissait-il pas Sens Critique, curieux et jouissf lieu d'échange, où le hasard et la liberté se chargent, comme partout sur Internet, de beaucoup de choses !


Quoi qu’il en soit, le doute au sujet du Roman est très présent dans le Roman « moderne » (mais pas seulement dans le « Nouveau Roman »). Dans Les faux-monnayeurs, toute la démarche d’Édouard est basée sur le doute, c’est bien ce qui le différencie de Passavant. Édouard voit dans chaque pensée une infinie source de réflexion, de paradoxe, et d’incertitude. Il se sent à la fois acteur et esclave de sa pensée, et cette dichotomie il l’exprime régulièrement. C’est une dichotomie exprimée aussi par André Gide dans son Journal des faux-monnayeurs. Dans son journal, André Gide développe même ce doute, et l’idée d’une complexité vertigineuse de la réalité. Il explique sa démarche relativement à un procès, et à un personnage de ce procès, qu’il tente d’appréhender en variant ses points de vue et en y mettant beaucoup d’énergie. C’est ce qu’il construit d’ailleurs dans son roman, une société de points de vue qu’il développe tant que possible, mettant en scène et en relation les apparences, pour tenter de percer ces dernières. André Gide dans son journal se conditionne pour passer derrière les apparences ; Édouard, lui, personnage sublime, vit derrière les apparences en permanence, pour le pire et pour le meilleur. Cette ligne des apparences est évoquée aussi par Kundera dans Le livre du rire et de l’oubli à travers le concept de Frontière, comme je disais au début. La Frontière, pour Kundera, c’est cette ligne très proche de la réalité derrière laquelle le monde tel que les hommes se le sont construit n’a plus les mécanismes que ces derniers se sont inventés, et perd tout le sens qu’on lui a volontairement ou non donné. C’est aussi l’éventualité d’observer ce que les conventions camouflent ; l’éventualité peut-être même d’observer les plus grandes faiblesses de l’homme. C’est face à cette éventualité que l’homme ressent ce que Kundera appelle le vertige. Car face à de telles observations, tout est alors à reconsidérer, et à repenser. Derrière la frontière, c’est le doute absolu. Et l’infini des possibles.


Enfin, s’il y a quelque chose à trouver, on peut imaginer, pour l’exercice, qu’il y a une méthode associée. Propres à chacun peut-être. Kundera, ceci étant dit, propose une méthode : celle de la polyphonie. C’est une méthode faite de thèmes, et de variations. Chacune des parties du livre du rire et de l'oubli développe des thèmes qu'elles se partagent, ou qui se répondent les uns aux autres. Cela résonne avec la proposition de Gide, de créer des personnages comme des petites bobines autour desquels il enroule les fils de sa pensée. Les bobines, à mesure que les fils s’enroulent, changent de forme ; et à partir de ces nouvelles formes les fils s’enroulent différemment. On retrouve l’idée de Kundera, selon laquelle son propos se crée à travers ses histoires, et que ses histoires se créent à travers son propos. Et ses histoires se répondent entre elles. C’est un échange, un écho, voir un canon, quelque chose qui ressemble à la fugue, où chaque mélodie indépendante se crée autour du même thème, et se crée aussi en fonction des autres mélodies. Cela résonne aussi avec l’histoire du roman, où chaque nouveau courant, chaque nouvelle manière d’écrire le roman se fait toujours en approfondissant ou en contredisant la manière précédente ; ou en revenant à une manière lointaine, avec une légère variation, comme l’a fait la Renaissance avec l’Antiquité. Les répétitions, les analogies et peut-être les compréhensions se font alors presque d’elles-mêmes. S’il y a méthode ici, elle semble tout de même très libératrice. Ludique. Presque enfantine.


………………………


Je voudrais quand même parler d’un doute du Roman, qui est pour moi un doute qui s’est installé de manière tellement implicite qu’il respire la sincérité et l’édification. Ce doute qui poursuit le Roman depuis ses presques débuts, consciemment ou non, c’est l’hésitation entre l’analyse et le romanesque. Cela se voit dans son histoire (au Roman), et se voit et s’entend chez Kundera (et chez Gide). Je parlais au début du désir du roman de se sortir de certaines habitudes, ou de certaines tentations naturelles. Que ce soit « pertinent » ou non. Et la tentation du romanesque, en tant que registre, et la volonté de réguler cette tentation, est intrinsèque au roman. L’envie de travailler le style, de s’amuser avec les mots, pour la forme ; l’envie d’invraisemblable ; l’envie de foisonnement ; l’envie d’émotions fortes ; tout cela trouve satisfaction dans le romanesque. Or le roman, de manière de moins en moins implicite, cherche aussi à sonder l’âme humaine, dans une vocation analytique. Ce qui l’amène aussi, souvent, à se penser en tant que structure, avec une architecture. Or, comme le dit Virginia Woolf dans son Art du roman, le langage romanesque et la structure ont vocation à nous écarter de la vie, alors que le roman lui a vocation à nous y plonger (de la même manière - sans vouloir bien sûr réduire le romanesque à du verbiage - que les discours verbeux et la bureaucratie ralentissent l’homme dans sa soif de sens). Le roman est donc tiraillé entre ses deux pendants, et Virginia Woolf suppose que l’écrivain de talent est celui qui sait utiliser cette opposition non pas comme quelque chose de problématique, mais comme deux forces en équilibre qui se réhaussent l’une l’autre. Édouard, dans Les faux-monnayeurs, tente d’expliquer son projet de livre et explique « comprenez-moi » qu’il voudrait faire un livre sans histoire, et peut-être même sans personnages. Personne ne le prend au sérieux, et lui-même dans son explication finit par se contredire. Sa velléité de nouveaux romans, comme celle que semble proposer Alain Robbe-Grillet dans sa citation, rend sceptiques les autres personnages et contradictoire Édouard lui-même. En sourdine de ce scepticisme réside le besoin de romanesque dans tout lecteur. Et dans tout homme. Et dans toute femme. Édouard plus tôt dans le livre touche cependant à quelque chose d’important, dans son rapport au détail. Il explique que le détail signifiant est suffisant, et que les autres doivent être laissés à l’imagination du lecteur (donc potentiellement à son interprétation, et à son intelligence non parasitée). Milan Kundera en parle lui-même dans L’Art du roman, il explique qu’il ne se désintéresse pas de l’Histoire dans ses romans, mais qui sélectionne les détails qui feront sens dans l’histoire plus ou moins fictive (le récit) qu’il raconte. L’histoire (le récit) se faisant elle-même l’écho (à la fois produit et source) de son propos. Il trouve donc de l’inspiration dans ce qu’il y a de romanesque dans ce qu’il écrit ; mais le romanesque se laisse aussi bridé par le propos. Le romanesque, comme le dit Nathalie Piégay-Gros est donc focalisé, et il irradie. Le romanesque focalisé, c’est ce qu’elle appelle la poésie dans le roman. Et le romanesque focalisé peut être étendu si cela se justifie, si le sujet demande à la focalisation de s’ouvrir, comme le font les scènes d’inversions ou de révélations chez Proust. À cet instant le romanesque se libère, car ce sont des vrais instants de romanesque dans la vraie vie.

Vernon79
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le 15 janv. 2018

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