Entre l’éclat d’un Liban prospère et sa chute dans la guerre, avec Le nom des rois, Charif Majdalani signe une autofiction sensible où les rêveries de l’enfance se heurtent à l’Histoire.Il y a d’abord la lumière — celle du Beyrouth des années 1960 et 1970, cité ouverte et cosmopolite qu’on surnommait la « Suisse du Moyen-Orient ». Au cœur de la bourgeoisie libanaise cultivée et mondaine, le jeune Charif observe le monde avec une curiosité silencieuse, préférant aux jeux bruyants et aux querelles d’enfants les rêveries où s’entremêlent histoires et légendes. Il collectionne les noms de rois et d’empereurs, les énumère, les classe, les fait résonner comme les chants d’une mélopée ancienne. Ce goût des lignées et des généalogies devient une manière d’habiter le langage, de créer des épopées presque intimes où l’imagination a autant de poids que la réalité. Son enfance s’écoule dans un pays qui semble hors du temps, le Liban des trente glorieuses : fastueux, insouciant, aveugle aux catastrophes qui s’annoncent. « Trop occupé par mes passions pour l’épopée napoléonienne et les royautés barbares, je ne me souviens pas d’avoir senti venir les grandes calamités qui allaient tout emporter. »Comme si, dans la ferveur du rêve, l’enfant n’avait pas entendu les grondements annonciateurs de la catastrophe, ignorant encore que l’Histoire, dans sa brutalité et son imprévisibilité, se préparait à frapper son monde.Puis vient la fracture :1975. La guerre civile éclate et, avec elle, tout s’effondre, la ville, les certitudes, le sens de son monde disparaît. Ce que l’enfant imaginait comme épopée devient brutalement réel : l’héroïsme se change en peur, la gloire en absurdité. La famille de Majdalani fuit Beyrouth pour se réfugier dans les montagnes ; le temps se fige et l’adolescence s’écrit dans l’attente et la stupeur. Le roman bascule alors du souvenir lumineux au témoignage grave. Il ne décrit pas la guerre dans ses faits spectaculaires, mais dans son usure lente : celle d’une vie quotidienne, des voix, des gestes ordinaires qui persistent dans un monde qui bascule dans les pires violences. Dans cette torpeur, il découvre pourtant l’amitié, le premier amour, et une mélancolie qui forge la conscience, autant qu’elle l’expose aux vertiges de la désillusion.Tout l’intérêt du Nom des rois tient dans cette oscillation entre deux âges et deux tons : le Liban presque idyllique de l’enfance et celui, disloqué, de la guerre ; la langue des mythes et celle du réel. L’auteur construit un miroir entre ces mondes, comme si chaque éclat du passé trouvait son reflet dans la désolation présente. Le ton du roman s’assombrit, le rythme se fait plus grave, la phrase plus nue. Dans ce mouvement, on perçoit la conscience aiguë d’une perte. L’écriture, ample et musicale, porte la trace de cette tension. Majdalani y insuffle un souffle intérieur, presque proustien, qui fouille la mémoire jusqu’aux sensations les plus précises dans un style, discret mais ciselé, plein de nuance : il ne masque ni la fragilité ni la peur, mais les concentre, les rend palpables. Sa plume exprime une sensibilité rare à la texture du temps, une manière d’écrire non pour raconter, mais pour retenir ce qui s’efface.Le roman devient ainsi une méditation sur la fragilité des civilisations et sur la précarité du bonheur et des rêveries d’enfant. Ce qui se joue dépasse la trajectoire d’un seul homme : c’est le basculement d’un pays, la perte d’un monde. Majdalani écrit depuis la conscience aiguë que tout peut s’effondrer, qu’à l’échelle de l’Histoire, entre splendeur et ruine, il n’y a parfois qu’un souffle imperceptible. Ce battement fragile, presque inaudible, sépare la grandeur du désastre. C’est dans cet espace que se tient son écriture, comme un geste de résistance par le souvenir.Le nom des rois impose avec élégance son geste mémoriel : il refuse la nostalgie creuse comme la colère pure, et c’est entre distance et émotion que le texte trouve sa justesse. Majdalani ne cherche ni à expliquer ni à faire le deuil du passé ; il en recueille les traces, les voix, les éclats de lumière, dans une fidélité pudique à son propre vécu. Les souvenirs prennent corps dans des détails et tout ce qui a disparu continue d’exister à travers ses mots. Sans grandiloquence, Majdalani écrit la perte avec une clarté apaisée, comme si apprivoiser la ruine permettait de continuer à faire vivre ces souvenirs fragiles que seule la littérature sait préserver. 

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le 26 oct. 2025

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