La créature absente me rappelait en fait à cette vérité : c'est toujours ce qui n'est pas là qui nous obsède le plus.

Océane, la petite vingtaine, débarque à Paris de sa province natale ("Saint-Jean-des-Oies") pour y poursuivre ses études. Ne connaissant personne, elle va s'arrimer aux premières âme rencontrées qui voudront bien lui offrir leur amitié. Ça commence par Paul et Aurélien, puis enfin sa route croise celle d'Elia, une beauté brune et mystérieuse au grain de folie qui va la fasciner et lui ouvrir les portes d'une liberté insoupçonnée.


C'est la première fois que je lis Blandine Rinkel et c'est une découverte fort séduisante. J'ai trouvé ce texte d'une grande intelligence et surtout, porteur d'un style bien à lui. La voix de la narratrice déborde de sincérité et le lecteur ne pourra que trouver attachante et sympathique cette jeune femme qui manque de confiance en elle pour des raisons essentiellement culturelles.


Car ce texte aux allures de roman d'apprentissage interroge nos failles, nos manques, nos complexes. Océane vient d'un milieu populaire et ne possède pas toutes les références universitaires que maîtrisent ses nouveaux amis. Elle se sent victime de ce qu'elle nomme un "retard culturel" (ce qu'elle dit sur la Star Academy, via laquelle elle a découvert les standards de la variété, est éloquent). Ainsi la première partie (le livre en compte 3) s'appelle-t-elle "L'imposture". Océane se sent doublement traîtresse, elle est face à un conflit de loyauté : être infidèle à sa classe initiale, mentir pour sauver les apparences face à ses nouveaux amis de la fac ?


Un texte qui pose la question (bourdieusienne) des déterminismes sociaux, des classes sociales, de ceux qu'on appelle "transfuges de classe" ou "transclasses". Bien entendu, j'ai pensé à "Retour à Reims", aux conquêtes universitaires d'Édouard Louis et à Annie Ernaux : Blandine Rinkel, volontairement ou non, s'inscrit dans cette lignée d'écrivains émancipés socialement par la culture, la lecture, l'écriture, et qui font bouger les lignes socio-culturelles. J'ai également songé à Johanna dans "Réelle" de Guillaume Sire qui interroge aussi les classes sociales et leurs déterminismes.


J'ai été très émue par l'embarras de la narratrice, par son sentiment d'être toujours en décalage, par son manque d'assurance et paradoxalement sa spontanéité tout "provinciale", franche du collier, brute et sans calcul. Océane, c'est vraiment la copine que tu as envie d'avoir.


Profondément, tu manques d'aplomb. Paradoxalement, tu manques aussi de retenue.

Alors, pour faire bonne figure, on enfile un costume, on joue un rôle, on met un masque, et on essaie de donner le change, de cacher la misère de cette inculture qui nous pèse et nous fait nous sentir illégitimes parmi nos pourtant semblables.


Océane comprend vite qu'elle va devoir simuler si elle veut s'intégrer, "plaire et convenir". Démarrent alors ces "années d'imitation discrète" durant lesquelles elles craindra toujours d'être découverte, démasquée, qu'on apprenne qu'elle n'a "pas lu ce qu'il faut avoir lu". Cette honte qui colle à la peau, cette "violence symbolique", ces signes qui trahissent l'appartenance sociale et qu'il faut désapprendre.


Tu n'as pas et n'aurais jamais le confort des origines. (...) Les gens préfèrent mentir plutôt que d'avouer qu'ils ne savent pas.

J'ai aimé que la narratrice se scrute et s'analyse avec une telle précision, qu'elle repère les signes, glissements et faux-semblants dans sa propre partition. Ce regard d'elle-même sur soi m'a semblé très réussi et fluide. Ce qu'il faut de lutte intérieure pour s'autoriser à être soi..


Tu n'étais pas persuadée d'avoir droit au respect.

Puis arrive Elia et le récit prend ce virage "initiatique" qui m'a rappelé les histories d'amitié adolescente avec risque toxique comme chez Agathe Ruga, Anne-Sophie Brasme ou Amélie Nothomb. On ne sait pas bien au départ la couleur que va prendre cette amitié, ni si elle décevra : on pressent une certaine urgence, un excès, un tempérament possiblement fuyant. Elia est une figure évanescente, insaisissable, menteuse aussi, peut-être un peu mytho sur les bords.


Blandine Rinkel narre avec beaucoup d'épaisseur vitale et sensible cette complicité, ces fous rires, ces silences de connivence et les 400 coups que les deux filles font ensemble. Elle décrit avec beaucoup de justesse la séducti qu' exerce, et cette ombre de l'ambiguïté érotique, la liberté enviée de son amie qui incarne tout ce qu'Océane aimerait être.


Elia qui voudra devenir Safhia, quand Océane deviendra Blandine. Comme si elles s'étaient rencontrées pour découvrir qu'elles étaient autres et le devenir ensemble...


Vous parliez comme on fait l'amour, avec ardeur, passionnément.

"Le nom secret des choses" aborde en vérité une kyrielle de thèmes, avec beaucoup de charme et de finesse. La dernière partie est celle qui traite du changement d'identité via le changement du prénom : pour abandonner définitivement ce qu'elle fut et rejoindre son nouveau moi, Océane devient Blandine. La narratrice parlera de "l'invention de Blandine" comme on s'invente une nouvelle vie, comme on se coud une nouvelle peau, et il m'a semblé qu'il s'agissait peut-être encore ici d'un jeu littéraire, d'un masque supplémentaire comme on joue avec son identité dans la fiction.


Comment nos vies parallèles infléchissent-elles la principale, comment la déforment-elles subtilement, pareilles à ces batteries de smartphones, composants invisibles de l'appareil qui, gonflant dans l'obscurité, soulèvent l'écran de la machine ?

Puis j'ai aimé son retour dans l'ouest, son regard sur cette petite ville de province pleine de douceur, qui elle aussi change de visage (ses observations et comparaisons entre Rennes et Saint-Jean-des-Oies sont très justes). Encore un roman parmi ceux lus récemment qui aborde les métamorphoses modernes de la ville, sa dénaturation.


Quand Blandine constate qu'en lieu et place de son terrain vague d'enfance a été installé un immonde Super U, comment ne pas penser à ce que dit Philippe Ridet de sa ville rendue méconnaissable par la modernité ? Que de laideur de verre et d'acier, et que d'arbitraire dans ces implantations.. J'ai pleinement partagé la révolte de la narratrice, sa colère.


Pourtant ce qui demeure au moment de refermer ce livre, c'est cette amitié évanescente et étrange, cette fille qui disparaît sans laisser de trace, seul un souvenir poignant dans le cœur de Blandine, qu'elle aura marquée au fer rouge. Les dernières pages qui traitent du "nom des gens" (bien sûr, j'ai pensé au film) sont absolument passionnantes et nous questionnent profondément sur notre identité et notre rapport à notre prénom. Les anecdotes et témoignages relevés à la fin qui tournent tous autour de ce désir de changement sont autant de romans à écrire.. En fait, l'auteur nous demande : de quoi le changement de prénom est-il le nom ? Que dit notre prénom de nous, que révèle-t-il à notre insu ? Pourquoi décide-t-on un jour d'en adopter un autre ?


Question que nous n'osons jamais poser aux gens qu'on aime : qu'as-tu appris à mon contact que tu ne savais pas avant moi ?

Au moment de se retourner sur cette amitié passée, disparue, sur ce que cette proximité lui aura appris, Blandine Rinkel a cette phrase très belle dans sa simplicité et qui pourrait constituer le projet d'une vie :


J'ai appris ce qu'à perdre on gagne.

BrunePlatine
7
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le 25 juil. 2022

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