Il y a 550 millions d’années, à l’Ediacarien, vivait sur le plancher océanique une petite créature évoquant un ver aplati, sans doute dotée de quelques cellules photosensibles et de neurones. Cette bestiole est notre dernier ancêtre commun avec le poulpe. Depuis, l’évolution a produit, sur deux branches du vivant totalement séparées, la classe des mammifères dont nous faisons partie et celle des céphalopodes, qui rassemble des mollusques comme la seiche, le nautile et le poulpe. On fait donc difficilement plus éloigné de nous, dans la création, que le poulpe, et pourtant certains traits comportementaux nous le rendent étrangement familier.

Avec un cerveau particulièrement important pour sa taille, doublé d’un réseau nerveux et neuronal particulièrement développé dans ses huit bras (au point que ceux-ci se comportent de façon quasi-indépendante), le poulpe peut prétendre, on le sait, à une bonne place dans le classement des animaux les plus intelligents. Dans le Prince des profondeurs, Peter Godfrey-Smith rappelle nombre d’anecdotes qui en attestent, en même temps qu’il énumère les différentes curiosités physiques du poulpe - notamment sa capacité à changer de couleur alors même que l’on n’est pas très sûr qu’il soit capable de les distinguer ! Ainsi des poulpes sont-ils capables d’utiliser et de transporter des noix de coco pour s’en faire des abris portatifs, de cracher de l’eau, dans des laboratoires, sur des ampoules pour provoquer des courts-circuits, de distinguer sans hésitation des humains les uns des autres même si ceux-ci sont tous habillés pareil ou encore de modifier son environnement pour y vivre avec des congénères.

Il n'y a donc pas de doute : le poulpe est intelligent. Reste à savoir ce que cela implique pour notre définition même de l'intelligence. Peter Godfrey-Smith n'est ni biologiste ni éthologue, mais philosophe de l'histoire des sciences, et cela se sent dans quelques limites de son propos (l'évocation des mécanismes de l'évolution notamment emploie quelques tournures malheureuses, laissant entendre que des ancêtres du poulpe « inventent » certaines évolutions), mais aussi dans la direction qu'il lui donne : s'il émaille sa démonstration d'exemples issus de la littérature scientifique et de récits issus de ses propres expériences de plongée parmi les seiches et les poulpes d'Australie, l'objet du Prince des profondeurs est plutôt de mener une réflexion philosophique sur la nature de l'intelligence, sur ses liens avec les notions de perception subjective et de conscience de soi, et sur la diversité de ses possibles manifestations.

En somme, on est très proche des questionnements suscités par le livre de Vinciane Despret que je lisais il y a quelques jours, Autobiographie d'un poulpe : il s'agit de se demander, en spéculant à partir de connaissances réelles, s'il est possible que nous soyons totalement passés à côté d'une compréhension de l'intelligence du poulpe et de ses capacités de communication. Dans l'état actuel des connaissances sur le système nerveux du poulpe, aucune certitude n'est acquise, mais on peut continuer à se poser de passionnantes questions grâce à ce deux livres qui se nourrissent mutuellement : le poulpe est-il doué de conscience, et les seiches révent-elles de moutons aquatiques ?

Cyril-spoile
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le 5 nov. 2022

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Cyril T

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