A la lecture des Frères Karamazov - qu’il commence d’écrire la même année -, il n’est peut-être pas complètement infondé de se dire que Dostoïevski n’y est plus en lutte, que la « conscience-poursuite » est alors terminée, qu’il n’attend plus de l’écriture - de son écriture à lui - qu’elle vienne le sauver; en somme, que Dostoïeski prêche, et chacun sait en quoi le prêche fait mauvais ménage avec toute création, comment nous sépare de l’adhésion au fictif, le sentiment que l’auteur prend la fiction pour détour, un détour savamment calculé pour parvenir à des fins qu’il s’est lui-même données, consciemment, avant même d’avoir commencé. Force est de reconnaître pourtant que la fiction *prend* à la lecture de Dostoïevski, qu’il semble même le premier, à s’être laissé prendre, comme si chaque fois c’était par l’entremise de ses personnages que lui était donné de penser, que c’est bien eux chaque fois, qui lui permettent d’écrire, et qui sont dans sa peau. 
Mais que se passe-t-il si c’est le personnage qui prêche, aura-t-on plus envie de l’écouter ? Au mieux ne le trouvera-t-on pas un peu ridicule, celui-là qui vient nous vendre sa vision de Paradis ? Sans ambiguïté, le narrateur du « rêve d’un homme ridicule » nous le dit, « depuis ce temps, je prêche ! » - mais depuis quel temps, d’abord ? Dans quel temps enraciner son prêche sans le rendre plus misérable ? On connaît le prêche qui se réclame de la connaissance des lois éternelles de la béatitude, misérable devant l’Eternel, mais selon le temps, ne risque-t-on pas en plus de se faire moquer ? Quoi qu’il en soit, et si le ridicule vous enjoue un peu, c’est d’un tel temps que le narrateur entend nous parler, c’est même depuis ce temps là qu’il nous parle, car avant cela, c’était égal de parler ou non, « tout au monde, partout, était égal. »
Avec notre narrateur, on est assez proche de Kirilov dans les Possédés, le genre qui ne dort pas la nuit et qui regarde les murs pendant que ses voisins se traînent par la crinière de pièce en pièce. Il en finirait bien, mais il y a cette môme qui est venue jeter du gravier dans son « tout est égal », enfin il a un peu honte, se met à réfléchir : « si j’allai sur Lune une fois pour m'y donner la honte, quand je la reverrais ensuite, cette Lune depuis la terre, en éprouverais-je de la honte encore ? ». Les questions reviennent et l’éloignent de son pistolet. Ce qui l'emmène un peu loin, de sorte qu'il aura besoin de parler, alors, à la suite de Fiodor, on l’écoute. C’est qu’il a vu la vérité en fait, enfin en rêve, mais cette vérité est telle, qu’en rêve ou en fait, il dit, c’est tout un.
Cette nuit là, étrangement il s’endort. Étrange comme les rêves, qui jouent souvent de sacrés tours à l’intelligence, comme le « cœur » de Pascal que la tête ne reconnaît pas. Le rêveur, qui va alors d’une tout autre droiture que celle de la droite raison, saisit le pistolet selon un désir qui n’est pas exactement celui de faire couler le sang de la tête. Mais enfin, le sang fini par couler. Va-t-on pouvoir jouir du vide attendu ? C’est non. La vacherie est cosmique, dans le genre « un coup de dé », vous reprendrez bien un peu de hasard.

Pour la suite, c’est à chacun de se décider quant au comment on s’arrange avec le ridicule.

Chourabrou
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le 17 nov. 2019

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