Avant toute chose, je tiens à préciser que ce roman n'était pas vraiment pour moi.


Sur le papier, j'étais l'archétype du public cible : jeune femme, qui a assez aimé l'Iliade pour me retaper la même histoire plein de fois d'affilées, qui privilégie une aproche journalistique, neutre et objective, et veut toujours entendre les deux partis concernés dans une affaire.


Dans les faits, je n'aurais jamais, mais alors jamais lu ce livre naturellemet, pour le plaisir. J'ai adoré l'Iliade, je l'ai lu une première fois fois au primaire, je l'ai relu au collège et au lycée d'innombrables fois, par fragment ou intégralement. Je suis dans ma sixième année de grec ancien, la colère d'Achille, la vaine tentative de réconciliation de Nestor, le deuil à la mort de Patrocle, la dernière entrevue d'Andromaque et son époux sur les remparts, la poursuite d'Hector autour de Troie, la supplication de Priam, ce sont des passages sur lesquels je me suis cassé les dents, autant que j'ai adoré les traduire, je les connais sur le bout des doigts. Et je ne vois pas l'intérêt de réécrire l'Iliade.

Je pars du principe que si on ne parle pas de quelque chose, c'est que ce n'est pas important. Ce n'est pas vrai, que l'oeuvre d'origine ne donne pas la parole aux femmes. Elle leur donne, quand elles ont quelque chose à montrer. On voit la relation malsaine de Pâris et Hélène, le mépris qu'elle a pour lui. On voit Andromaque, et l'amour véritable qu'elle porte à son mari. Je ne comprenais pas la démarche vendue par le quatrième de couverture et la presse littéraire autour de ce roman, écrire "une Iliade au féminin". Une réécriture totalement différente, qui veut nous en apprendre plus long sur l'époque de la réécriture que sur l'Iliade, je pense par exemple à La Guerre de Troie n'aura pas lieu de Giraudoux, écrite en 1935, entre les deux guerres mondiales, ça m'intéresse. Faire parler Briséis, qu'elle nous raconte la guerre telle qu'on la connaît, supplément réalisme, non.


Si j'écris tout cela, c'est parce que ma critique, comme toute critique, est forcément subjective, et que la mienne est fortement influencée par le fait que j'ai lu le roman par devoir (pour une étude sur la réception de l'Iliade selon les époques) et pas par intérêt véritable.



Le premier paragraphe m'a néanmoins paru brillant. Je me suis tout de suite dit que finalement, c'était une bonne chose de lacher mes a priori, le livre allait être bon, si ce n'est grandiose.

Puis la centaine de pages (peut-être les quatre-vingts pages) suivantes m'auraient découragé, si j'avais eu le choix de continuer ma lecture. Le réalisme était là, mais l'histoire s'engageait dans un sens qui m'agaçait plus qu'autre chose. Ce qui est plus que subjectif : le roman tenait ses promesses, c'est ses promesses qui ne me plaisaient pas.

Puis vint le passage qui m'a fortement rappellé La Peste de Camus. L'intérêt m'a à nouveau gagné, et jusqu'à la fin, il ne m'a pas quitté. J'avais prévu quatre jours, pour le lire (privilège du week-end d'Ascension), il m'en a fallu deux. Signe que j'avais vraiment beaucoup de temps devant moi, certes, mais surtout que c'est un livre fluide, agréable, qui ne se prive pas de raconter les horreurs de la guerre, mais ne dégoûte pas à la lecture. Un véritable équilibre a été trouvé.


Le personnage de Briséis a été réussi, à mon goût. Elle a une vraie féminité, qui m'évoque un peu les histoire de Gertrude von Le Fort. Elle hait ses ennemis, ceux qui ont tué son mari et ses trois frères, donc Achille, en particulier. Achille, les Achéens, qui lui ont fait perdre son honneur. Ce peuple qui a méprisé Apollon, en refusant de rendre sa fille au grand prêtre. Et cette obsession naissante, que le dieu se venge, suscite la peste. Mais en même temps, même pour ses ennemis, elle a une attention constante, comme une mère qui s'inquiète, une soeur qui ne supporte pas de te voir aller mal. Elle couve Achille de regard, soigne un homme qu'elle méprisait pourtant jusqu'à son dernier souffle, dans la chaleur et la pestilence. Elle voit les soldats mourir, les uns après les autres, et ne sait se réjouir de ce que sa prière est été entendue. Elle ne voudrait pourtant pas la retirer.

Cette incohérence apparente m'a plu, elle correspond à quelque chose que j'ai souvent observé dans mon entourage, et même parfois chez moi (j'ai parlé de "féminité" à son sujet, et Dieu sait que je ne suis pas, mais alors pas du tout féminine... c'est pourtant une particularité dans laquelle je me reconnais, dans une certaine mesure).

Quant à sa relation avec Achille, elle n'est pas tombée dans la facilité d'une histoire d'amour fleur bleue ou d'un simili syndrome de Stockholm.


Bien plus encore, j'ai adoré la relation d'Achille et Patrocle. Le pouvoir que l'un avait sur l'autre, Achille qui a tout pouvoir sur son inférieur, Patrocle qui peut obtenir n'importe quoi d'Achille. Et un amour, de ceux qui n'ont pas de mot assez fort pour être exprimés. L'amour qui n'empêche pas que le divin Achille blesse toute personne qui s'approche trop de lui, même Patrocle.


C'est trop simple d'en faire une simple histoire romantique, à la Roméo et Juliette. Trop trivial d'en faire des amants lambda. Et Mme Barker le montre bien à travers la vision qu'ont Ulysse et Agamemnon d'eux.



Cependant, un point important : cette oeuvre n'est pas le silence d'est vaincues, mais le cri des vainqueurs. Ce n'est pas l'histoire des femmes, à travers celle de Briséis, c'est l'histoire d'Achille à travers celle de Briséis.


C'est l'histoire d'Achille.


Le prisme a changé, mais ce qu'on voit ne change pas. Simplement l'accent est plus mis sur les séquelles psychologiques de l'enfance, on mentionne le stress post-traumatique des guerriers, on peut ajouter ou développer certaines choses, estomper d'autre, cela ne change rien : ce n'est pas une Iliade au féminin, l'Iliade des femmes, c'est l'Iliade de toujours, l'histoire d'Achille.


Moi, ça me réjouit. Après tout, c'est cette Iliade que j'aime, et les femmes, je n'en ai cure.

Mais c'est l'échec d'une réécriture au féminin.


Un échec assumé dans la dernière phrase. Je n'ai pas le livre sous les yeux, mais Briséis avoue qu'elle avait voulu écrire son histoire distinctement de celle d'Achille, et qu'elle n'avait pas réussi. Que c'était seulement maintenant qu'Achille était mort, que la guerre était finie, que sa propre histoire pouvait commencer.


Je ne sais pas si le livre a tenu ses promesses, ce n'est pas mon problème, je fondais mes espoirs en dehors de celles-ci. Et j'ai trouvé cet echéc très satisfaisant, voir jouissif. Comme l'a été, également le passage à la dernière page, où on lit que la postérité voudra sûrement en faire un histoire d'amour. "Il faudrait déjà savoir qui sont amoureux." Heureuse de voir que je ne suis pas la seule à ne pas comprendre, et ne pas supporter, qu'on voit des histoires d'amour dans le sens romantique du terme partout dans l'Iliade.


Ce roman a été une bonne lecture, indubitablement, au-delà de l'aspect purement pratique du travail que je dois réaliser. Je ne l'aurais pas lu de moi-même, et bonne surprise, je ne regrette absolument pas de l'avoir lu.

Cependant, si le but était d'écrire l'histoire de la guerre de troie selon les femmes, prendre Briséis faisait nécessairement retomber sur Achille, alors qu'on aurait pu écrire du point de vue d'Andromaque, de Chryséis, d'Hélène (j'aurais été intéressée par un roman, une nouvelle plutôt, du point de cue d'Hélène, vraiment), de Cassandre. Et si on voulait tant parler de la condition des femmes, il aurait fallu faire un peu plus de recherches : souvent, dans le roman, leur condition fait penser à celle des femmes à Athènes... au siècle de Périclès. La période de la guerre de Troie n'est pas du tout la même, ce serait comme comparer la femme du XVIème siècle et celle d'aujourd'hui. À la différence majeure que dans l'Antiquité, la femme a énormément perdu en latitude, en liberté entre entre ces deux périodes, au lieu d'en gagner. Et Ilion était une ville d'Asie mineure, je ne me suis pas beaucoup documentée, mais j'imagine que leurs us à ce sujet était différents, au moins en partie, de ceux des "Grecs" (usages qui même chez les Grecs changent de cité en cité).

cleeeeem
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le 28 mai 2022

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