Le soldat Ulysse, Antoine Billot, Gallimard

Un soldat erre, à la fin de la Grande guerre, dans la Gare de l'Est, amnésique complet, sans identité ni histoire. C'est un "vivant inconnu", à mi-distance de la paix et de la guerre : la paix puisque nous y sommes enfin, et l'amnésie, singulère cicatrice de guerre. Ne sachant qu'en faire, on l'hospitalise à Bicêtre, on le nomme Ulysse ("mon nom est personne"), il parvient à s'en échapper, on le retrouve, six mois plus tard, dans des bois du Lubéron, vivant comme une bête. On le capture, puis on l'interne au Val-de-Grâce, où le colonel Milosz, médecin-chef, tente de le rendre à la vie. Mais le temps passe, tout le monde s'impatiente, la France aimerait bien passer à autre chose : notre Ulysse ne serait-il pas un simulateur, un ancien déserteur ? Et le problème du financement de sa prise en charge se pose : aucun ministère, ni les Pensions, ni la Guerre, ni la Santé militaire ne peut verser d'allocation à un individu sans nom.

C'est alors que naît l'idée qui fait le livre : prendre Ulysse en photo et diffuser son portait dans la France entière : presse, bureaux de postes, mairies, avec un appel à qui le reconnaîtra. Las, plus de trois cents familles se signalent, reconnaisant Ulysse comme un des siens. On fait la queue au Val-de-Grâce et le médecin-chef Milozs, avec une patience et une humanité bouleversantes, reçoit les prétendants "du soldat inconnu qui ressuscite" : " Ce qu'elles veulent, ce qu'il veulent tous, c'est que la place du mort, tout ce vide dans leur coeur, leur lit, à leur table, soit à nouveau occupée, tout plutôt que l'absence".

Ulysse devient un fantasme national, on le présente dans les salons, on lui fait rencontrer cent épouses, cent mères, cent frères possibles jusqu'à ce que, par recoupements, ne subsistent plus que deux possibilités : un instituteur, fils de paysans et socialiste ou un jeune polytechnicien marié à la fille d'un magistrat de prestigieuse lignée.

Ce livre est passionnant, bouleversant, et très profond. Il y a du "Retour de Martin Guerre" (le désir fou de la présence du disparu et l'imposture possible), de " L'Enfant sauvage" (nature, culture et identité) et de " La Vénus noire" (exhibition du cas entre passion positiviste et obsénité mondaine).

Et le style. Quel style mes aïeux ! Le premier tiers du livre est taillé dans une langue supérieure, d'une grande force, un flux célinien, mêlé de beautés gionesques : c'est la langue de la paix féroce face à un amnésique de guerre qui encombre (la scène de la battue dans le Lubéron est d'anthologie). Puis, la langue s'apaise quand le médecin-chef s'efforce de rendre à Ulysse son humanité. Cette césure de style dans la progression du récit est merveilleuse. Le grand style du début, au fond, c'était la méchanceté des hommes (il faut toujours se méfier du "grand style", c'est beau, mais l'humanité s'y dissout, cf. nos grands stylistes du XXème : la prose d'un Pierre Michon et même d'un Julien Gracq, la raideur, le surplomb, une certaine sécheresse de l'âme ne sont jamais très loin). Chez Billot, le style plus fluide, plus naturel, moins sophistiqué de la fin, c'est le syle à portée d'homme, l'humanité du colonel Milosz (un très beau personnage) qui rend la sienne à notre soldat inconnu.

A lire d'urgence.

JoëlBoyer
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le 29 mai 2022

Modifiée

le 28 mai 2022

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Joël Boyer

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