B. Traven a passé sa vie à brouiller les cartes, multipliant les pseudos, les mystères, les faux-semblants. Né quelque part en Allemagne, vers la fin du XIXe, ce qui est sûr c'est qu' il a traversé l'Europe, l'Atlantique, les Amériques, les deux Guerres mondiales sans jamais oublier d'observer et de raconter. Raconter la folie des hommes en société, la soif de pouvoir, la violence, l'asservissement sans pitié par les uns et la servitude volontaire des autres. Il faut dire qu'en plein XXe siècle, rayon cas d'école, il était gâté.

Son "vaisseau des morts" est un chef d’œuvre. De drôlerie. Oui, oui, Traven réussit à faire rire avec la pire histoire. Cette histoire de déclassés, de vagabonds qui sont rejetés pays après pays pour n'avoir pas de papiers (hmm ça rappelle des trucs), jusqu'à devoir s'engager sur des bateaux-fantômes qui errent de port en port en attendant de sombrer. Le récit est à la première personne, et ce n'est pas peu dire que le narrateur n'a pas sa langue dans sa poche pour raconter ses mésaventures. L'Etat, la Police, les Patrons, les Bourgeois, les lâches, les gagne-petits, toute la sale engeance qui refuse de se battre contre la médiocrité inhérente à la nature humaine en prend pour son grade, dans une langue gouailleuse et acide qui cache sans la cacher l'immense humanité de Traven, ultime politesse du désespoir. (Ça vous fait un peu penser à Céline ? Oui, clairement. Sauf qu'on est en 26 et que Céline n'a encore rien écrit du tout.)

Puis vient l'embarquement sur la Yorikke : une saison en Enfer. Cette fois c'est Conrad et Kafka réunis, l'absurde horreur sur la mer infinie. On rit encore (c'est que le narrateur, même au fond du trou, ne peut s’empêcher de faire le clown, le trublion, le petit malin) mais on rit jaune, de plus en plus jaune. On a envie d'arracher les pages, de refuser de croire ce qu'on lit là, mais Traven a tout d'un hypnotiseur, il nous prend par la main en souriant, et nous balance d'une sale bourrade au fond de la salle de chauffe, dans les coursives, les puits, pour nous montrer les tréfonds de l'âme humaine quand elle doit répondre aux pires souffrances. Et l'air de rien, il transforme page après page son plaidoyer social en poème épique, en tragédie cosmique. L'homme est un loup pour l'homme, d'accord, mais un loup solitaire perdu dans la trop grande nuit de l'univers. Une malédiction pèse sur lui, l'espoir, qui toujours l'oblige à lutter. Pour perdre.
Chaiev
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le 7 sept. 2013

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Chaiev

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