Dans Le vol de l’histoire, Jack Goody démontre de façon brillante et très érudite que les causes purement internes invoquées pour expliquer la domination européenne dans le monde sont des constructions bringuebalantes qui feignent d’ignorer l’histoire des autres civilisations ou qui se contentent de nommer autrement les traits culturels de ces civilisations et ceux de l’Europe. 


En plus de celles que Goody analyse, la liste de ces causes endogènes est très longue. Par exemple, l’éthique protestante (Max Weber) ou la structure familiale (Emmanuel Todd). L’une des dernières en lice[1] serait l’interdiction des mariages consanguins par l’Église catholique au 8e siècle, présentée comme le déclencheur de transformations majeures ayant produit la civilisation supérieure de l’Occident : des personnalités plus individualistes et plus indépendantes, moins conformistes et moins soumises, portées à faire confiance aux étrangers et à coopérer avec eux, et plus aptes à la pensée analytique[2].


Le plus étrange et le plus intéressant — et en même temps, le plus troublant — dans cette dernière théorie, c’est qu’elle feint d’ignorer radicalement son écho silencieux formulé simultanément dans l’inconscient des lecteurs, soit l’idée que cette transformation sociale aurait du même coup éliminé tous les impacts génétiques désastreux attribués à la consanguinité et ainsi permis l’émergence d’une race vraiment supérieure. 


Pour en revenir à Jack Goody, la seule critique que je lui adresse, c’est le fait qu’il conclut son analyse en suggérant une piste théorique alternative, celle de l’intensification économique associée à l’urbanisation, mais sans la développer. Or cette piste à peine esquissée s’inscrit parfaitement dans la série des causes qui seraient internes à l’Europe et bien antérieures aux conquêtes coloniales.  


Toutes les causes internes évoquées ont en commun le fait d’ignorer les rapports entre les sociétés et entre les civilisations. Avant ses conquêtes coloniales, la supériorité de l’Europe sur la Chine n’a rien d’évident, surtout si l’on tient compte de son caractère morcelé et des guerres incessantes qui l’ont empêché de se constituer comme un ensemble intégré, tout en lui permettant développer ce qu’on pourrait appeler « les arts militaires » comme spécialité culturelle.    


L’Occident se conçoit comme une civilisation parmi les autres, celle qui aurait été vouée à un destin unique en vertu de ses caractères propres. Ce destin unique est bien réel, mais il n’a pas grand chose à voir avec la démocratie athénienne ou avec le christianisme. Si on la compare aux civilisations du Moyen-Orient, de l’Inde et de la Chine, celle de l’Europe d’après la chute de l’Empire romain se distingue surtout par trois caractéristiques. D’abord, elle a développé une série de petits États, mais elle n’a jamais réussi à créer une unité politique. Ensuite, ces États ont entretenu entre eux un état de guerre active ou larvée, et ce jusqu’au milieu du 20e siècle. Enfin, l’Europe était au 15e siècle la région du monde la plus densément peuplée.  L’état de guerre, le plus souvent déclenché par des problèmes découlant de la surpopulation, alimente toujours en retour une forte croissance démographique, car ce sont les plus grosses armées qui gagnent. C’est d’abord pour faire face à cette pression démographique que les royautés régnantes choisiront de financer l’exploration, la conquête et la colonisation de terres lointaines pour se construire des empires coloniaux à moindre frais que les guerres internes à l’Europe. On ne peut cependant pas parler d’un quelconque Occident à cette époque, à moins qu’on le définisse comme un régime de royautés de droit divin.  


Il faudra attendre au moins deux siècles de plus avant que ne commence à prendre forme ce qu’on appelle l’Occident, avec le développement des démocraties parlementaires, l’affirmation des droits de la personne, le libéralisme économique et la production techno-industrielle.  Avant d’en arriver là, il a fallu qu’un grand nombre de richesses s’accumulent dans les métropoles européennes. Pas seulement l’or ou les profits des premières multinationales, mais beaucoup d’autres formes de richesses, telles que les plantes cultivées et les minéraux inexistants en Europe, les inventions développées ailleurs, et surtout des richesses immatérielles, comme les idées, les connaissances ou les formes d’art. Tout cela pouvait assez rapidement être échangé entre les métropoles des empires coloniaux, toutes voisines les unes des autres et déjà reliées entre elles en dépit de leurs guerres incessantes, ce qui créera la synergie suffisante pour fonder l’Occident. 


L’Occident naîtra non pas comme la culture d’une civilisation parmi les autres, mais comme une culture de classe, la classe dominante de la nouvelle société mondialisée, formée au départ par la coalition des nations d’origine européenne, à laquelle se joindront des riches et des puissants de tous les horizons. Elle n’est donc pas une civilisation parmi les autres, mais au-dessus des autres, ce qui lui suffit pour se croire supérieure.  


Vouloir comparer l’Occident aux autres civilisations du monde, c’est un peu comme si on voulait comparer Rome aux autres régions de son Empire et en conclure que la civilisation romaine était supérieure au reste de la civilisation romaine.


[1] The Church, intensive kinship, and global psychological variation, by Jonathan F. Schulz, Duman Bahrami-Rad, Jonathan P. Beauchamp, Joseph Henrich, dans la revue Science, 08, Nov. 2019, Vol 366.

[2] On peut noter ici qu’il n’est pas question de personnalités plus portées à tuer des étrangers ou à les capturer pour les revendre comme esclaves.

DenisBlondin
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le 11 avr. 2023

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