Passablement reléguée au second plan, l’oeuvre philosophique de Cicéron souffre de l’ombre que lui fait la renommée d’orateur, de rhétoricien et d’homme politique de son auteur. Ajoutons que Cicéron ne fait souvent que transcrire en latin les débats et points de vue des écoles philosophiques grecques de son temps, mais sans grande originalité. Ce qui fait qui personne ne songe sérieusement à prendre Cicéron comme maître à penser.

Si Cicéron rédige « Les Académiques » en 45 avant Jésus-Christ, c’est que la guerre civile entre César et Pompée, ainsi que la dictature de César, l’ont dissuadé de poursuivre une carrière politique (Cicéron est pompéien), et, à son âge (il a 61 ans), il considère comme l’option la plus honorable le retour à ses études philosophiques.

Cicéron, dans sa jeunesse, rencontra et écouta les leçons de maîtres appartenant à des mouvances de pensée diverses : Phèdre l’épicurien, Diodote et Posidonius les stoïciens, et Antiochus d’Ascalon, de la Nouvelle Académie.

« Les Académiques » sont un dialogue agréable et de bon ton entre des interlocuteurs fictivement associés pour la circonstance par Cicéron : son grand ami Atticus, et l’érudit Varron, véritable encyclopédiste contemporain de Cicéron. Les positions sont bien différenciées, et la controverse courtoise et amicale. Varron dédaigne de traduire en latin les oeuvres des philosophes grecs, incitant les Romains qui seraient intéressés à aller lire par eux-mêmes les ouvrages grecs ; alors que Cicéron, qui s’est entiché de vulgarisation en latin, défend son projet de faire connaître dans cet idiome les contenus des débats philosophiques grecs.

Seuls les philosophes spécialistes pourront apprécier sans s’ennuyer le rappel des diverses subdivisions et catégories de la Philosophie qui étaient pratiquées à l’époque ; plus intéressante est la question de la dérive idéologique de l’Académie, telle que mise en scène par Varron. L’Académie (issue des idées de Socrate, puis de Platon) considérait d’abord, à la suite de Socrate, que la plus haute vertu était de reconnaître que l’on ne savait rien, plutôt que d’avoir la présomption de prétendre savoir quelque chose. Mais une première dérive a lieu dès lors que ce constat mène en apparence à l’impuissance d’agir sur le réel : si l’on ne sait rien, comment prendre une décision qui aboutisse à quelque chose ?


Dans le dialogue, Cicéron prend le parti d’Arcésilas, qui, bien qu’appartenant à l’Académie, trouve que Socrate en fait trop en accordant que l’on sait (au minimum) que l’on ne sait rien. A moins qu’une démarche parfaitement rationnelle prouve de manière répétée la vérité d’une perception et d’une affirmation (auquel cas il donne son « assentiment (mot-clé du dialogue) à cette perception ou à cette affirmation, Arcésilas prône la plupart du temps une attitude sceptique et distanciée : il se méfie des « opinions » comme de la peste, et, dans les débats, il amène ses interlocuteurs à « suspendre » leur assentiment. Cette attitude fonde donc un scepticisme assez prononcé, inhabituel dans la tradition de l’Académie.

Face à Cicéron , Lucullus (qui ne parle pas ici de gastronomie) critique l’attitude trop sceptique de Philon, autre « néo-académicien » ; Lucullus veut imposer l’idée que nos cinq sens, s’ils sont en bon état, suffisent à fonder une perception recevable à laquelle il est légitime de donner son assentiment.

Cicéron, favorable à la Nouvelle Académie et son scepticisme, répond à Lucullus, en atténuant les conséquences pratiques d’un refus d’assentiment : à la fiabilité des messages des sens, prônée par Lucullus, Cicéron oppose un point de vue plus réservé : ce que nous percevons n’est pas certain au point que nous puissions y assentir, mais nous pouvons considérer que cette perception est « probable » (= probablement conforme au réel), et qu’en conséquence, nous pouvons agir en fonction de cette perception.

De ce dialogue, on savourera les efforts rationnels de la pensée grecque pour rationaliser ce qui est perçu, le plus souvent en catégorisant ses divers aspects sous des étiquettes abstraites qui nous semblent plus ou moins pertinentes ; on s’étonnera des incidents de frontière qui caractérisent les relations (encore mal cernées) entre ce qui est objectif et ce qui relève du jugement moral (qu’il soit individuel ou social) ; à dire autrement, entre le principe de réalité et le principe de désir, ce désir pouvant être comme ici celui d’une perfection idéale platonicienne des comportements et des images. On reconnaîtra dans les idées d’Arcésilas un prototype du doute philosophique et un appel à ce qui va devenir la rigueur scientifique. Ce n’est déjà pas si mal.

En revanche, les chausse-trappes sophistiques abondent dans l’argumentation des uns et des autres : astuces dialectiques, syllogismes, raisonnements captieux mettant sur le même plan des réalités de nature différente, servent d’argument pour défendre tel ou tel point de vue. Que ces artifices creux mais constitutifs de l’éducation civique romaine (le pouvoir du discours, de la démonstration orale) prennent une telle importance, révèle la fascination que les anciens Romains éprouvaient pour la magie des mots et la puissance détenue par ceux qui savaient les manipuler et les mettre en ordre. L’espèce humaine ne se débarrasse pas si facilement de l’émotion liée à ce progrès évolutif incomparable, qui est l’acquisition et l’affinement du langage articulé.

On appréciera l’agrément des dialogues rédigés par Cicéron, même si la rigueur philosophique dans l’exposé des différentes doctrines n’est pas son fort. Notre bon vieux Marcus Tullius n’en perd pas une pour se jeter des fleurs à lui-même. Par exemple, quand il présente l’un des éminents participants, Lucullus.
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le 14 sept. 2014

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