Tout ça, là, les bouts de la deuxième partie, les miettes sauvées du brasier, on oublie. Rien à en tirer. Gogol lui-même voulait pas qu'on les lise, c'est dire. Il était déjà bouffé par sa folie mystique, le pauvre, il se serait cru inspiré par Dieu qu'il en aurait torché des sermons à faire bâiller les morts. Mieux vaut qu'il ait tout cramé. Une chance.Mais la première partie, ça, c'est du grand art. le vrai Gogol. Un moraliste, mais un vrai, pas un donneur de leçons. Il chipe le monde comme il est, le presse bien fort, et tout dégouline : la cupidité, la bêtise, l'orgueil, la paresse, la méchanceté. Il les connaît bien, ses larbins, ses fonctionnaires ventrus, ses rustres crasseux, ses nobles de pacotille. Des portraits au scalpel. Pas une fausse note. C'est toute la Russie qu'il balance dans la mare, et elle nous éclabousse encore aujourd'hui.Et Tchitchikov, alors ! Quel numéro ! Un beau salopard, mais quel charme. Il baratine, il embobine, il voyage en troïka comme un diable bien peigné, il arnaque son monde avec des paysans morts et du papier timbré. Tout ça pour quoi ? Pour avoir l'air respectable ! On peut pas s'empêcher de l'aimer, ce type. Parce qu'il nous ressemble, c'est ça la vérité.Et quand il s'invente des vies pour ses âmes mortes, là, Gogol le regarde avec tendresse. Pas de méchanceté gratuite. Juste cette moquerie douce-amère.Et puis cette ville, cette rumeur qui s'emballe, un délire collectif à crever de rire. Un simple boniment qui enfle, enfle, et la foule devient bête à manger du foin. C'est du grand Gogol, ça. Et cette fin… Ou plutôt, cette non-fin. La troïka fonce, avale la steppe, sans but, sans fin. Comme un fantôme condamné à errer, avec son cocher saoul et son larbin crasseux. C'est parfait comme ça. L'histoire, elle devait pas s'arrêter. Gogol non plus. Et son génie, lui, il est toujours vivant.