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Des trois grands pamphlets de Céline, Les Beaux Draps est sans doute le moins défendable moralement. En 1941, le prétexte d'une guerre à venir est obsolète : la paix avec l'Allemagne est signée sur le dos de la défaite. Contrairement aux précédents pamphlets, celui-ci est écrit sous l'occupation, alors que se met en place une politique de collaboration. Même si la parole antisémite y tient une place moins centrale que dans Bagatelles ou L'Ecole, sa publication succède aux premières lois discriminatoires de 1940 et précède de peu celles qui excluent les Juifs de certaines professions et qui prescrivent leur recensement.

Profondément heurté par la mauvaise réception de Mort à Crédit, Louis-Ferdinand Céline trouve dans l'écriture pamphlétaire, non seulement une forme de vengeance, mais aussi un nouveau souffle qui lui permet de renouer avec le succès. Si le caractère outrancier de son style rebute à gauche comme à droite, la presse collabo va considérer l'écrivain comme un précurseur, celui qui dès 37 avait prévu la débacle et désigné ses responsables. Dès lors, au lieu de faire marche arrière devant le caractère révoltant des lois promulguées, Céline préfère camper sur sa posture subversive, jusqu'à l'absurde : Vichy est trop mou, l'armée française s'est volontairement rendue, les Juifs se portent mieux que jamais, les Français sabotent la collaboration etc.

Malgré les bouleversements récents, pour le pamphlétaire rien n'a changé : les Français se haïssent toujours eux-mêmes, ils sont incapables de s'unir, de se préserver, de se gouverner ; les Juifs poursuivent ce travail de sape par les médias et l'art, le communisme et les banques, la franc-maçonnerie et le christianisme, le métissage et la guerre...

Mais Les Beaux Draps ne se contente pas de répéter ce constat, exposé en long et en large dans les précédents écrits. Le gouvernement de Vichy, avec sa politique de révolution nationale, ambitionne de faire renaître le pays et ses valeurs en redonnant aux Français le goût du travail et le sens de l'intérêt général : Pétain impose ces thèmes que les journaux reprennent en choeur. Cela tombe bien, car la recherche d'un nouvel enthousiasme collectif par l'art, capable de conjurer la pesanteur moderne, est un sujet cher à Céline. S'adressant principalement aux journaux, Les Beaux Draps constitue une tentative pour l'écrivain de se placer au centre de l'effervescence intellectuelle de 1941, en proposant sa propre révolution politique et culturelle, moins nationale que mystique, afin de sauver ce qu'il reste de l'essence française dont il donne une définition très personnelle.

Pour légitimer sa parole et son programme, Céline se présente d'abord comme un chroniqueur plus indépendant et plus courageux que n'importe quel journaliste : il a subi les bombardement et a assisté personnellement à la déroute de l'armée. Il rappelle qu'en tant que médecin (du corps et de l'esprit) il peut dresser le bon diagnostic de la situation : l'Homme est malade de matérialisme. Enfin, en tant que médecin des pauvres, il conseille les instances collaborationnistes sur la bonne manière de s'adresser au peuple et de répondre à ses besoins.

Après avoir établi le constat (pourtant sans appel) de la mort de la France, Céline se rétracte et entrevoit la solution : guérir les Français de leur matérialisme. Pour ce faire, l'écrivain préconise d'instaurer un communisme mystique et à la française (déjà vanté dans L'Ecole), comprenant une batterie de mesures radicales en faveur des travailleurs ainsi qu'un nouveau Code de la famille, qui vient en quelque sorte sanctifier ce communisme.

Plus mystique que jamais, Céline définit l'essence que les véritables Français tireraient de leur sol depuis toujours et qui les relieraient à des forces supérieures : une gaîté à la française, que l'écrivain décèle dans quelques oeuvres poétiques et musicales de la Renaissance. L'école occupe alors une place centrale dans son programme : elle est le lieu où cette cette gaîté mystique doit éclore à travers l'artiste et venir renforcer naturellement le communisme.

L'intérêt du pamphlet ne se trouve évidemment pas dans ses thèses. Il ne se trouve pas non plus dans ses propositions, si originales soient-elles, qui apparaissent surtout comme des remèdes magiques ; de l'aveu de l'auteur lui-même qui qualifiera l'ouvrage de "grimoire". Il serait tout aussi vain - mais cela allait sans dire - d'espérer y découvrir une description pertinente des rapports sociaux ou de la psyché humaine.

Mais pour peu que le lecteur soit immunisé contre l'absurdité de l'idéologie et la bassesse morale du pamphlet, il peut trouver de l'intérêt dans la forme et dans les détails. Car à l'instar des précédents pamphlets, Les Beaux Draps constitue un laboratoire littéraire où Céline redouble d'inventivité, de prouesses stylistiques et langagières. C'est peut-être dans cet exercice que Céline est le meilleur : la verve et la puissance évocatrice de son style atteignent ici leur apogée, si bien qu'on se tient impuissant devant la drôlerie qui se dégage même des descriptions les plus abominables. Sous sa plume, les événements, qu'ils soient insignifiants ou tragiques, deviennent des situations rocambolesques ; le monde, dans ses convulsions, n'est plus qu'un théâtre où s'agitent les personnages burlesques d'une pièce lyrico-satirique. C'est que le point de vue adopté par Céline paraît lui aussi absurde et incongru : l'écrivain se tient hors du monde, en spectateur amusé des drames qu'il observe, se raillant des souffrances du peuple qu'il prétend défendre, indifférent au destin funeste auquel il le voue sans relâche.

Mais l'aspect le plus singulier des Beaux Draps tient sans doute aux passages où cette virtuosité ne s'illustre pas dans la virulence. Ainsi, ceux qui concernent la gaîté française ou l'école comptent parmi les plus inspirés et les plus touchants de toute l'oeuvre de Céline. Même si les précédents pamphlets étaient ponctués de semblables traits, l'écrivain y consacre ici de nombreuses pages, dont le moindre mérite n'est pas d'éclipser (momentanément) sa marotte habituelle.

Les Beaux Draps s'achève par un segment plus romancé, où Céline se met en scène comme médecin chargé de délivrer des certificats de décès. Durant l'hiver rigoureux de 40-41, il reçoit un signalement concernant une dame âgée. Sur place, il apprend que cette dame, qui a l'habitude de partir seule, invente des histoires et prétend voir des choses qui n'existent pas. Mais le médecin voit dans ce témoignage la confirmation de ce qu'il perçoit lui-même : quiconque prête attention aux signes, aux mouvements des éléments, peut entendre la mélodie intime de la nature. Céline répond à cet appel mystique et se laisse à son tour emporter : il est finalement assailli par le vent hivernal, dans lequel il voit virevolter des esprits espiègles et féériques. Ce passage final, véritable apothéose, constitue à lui seul un petit chef-d'oeuvre.

Claudric
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le 10 août 2023

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