Contre le consumérisme et le productivisme, que faire ?

Ce nouvel ouvrage du sociologue Razmig Keucheyan, spécialiste des théories critiques, en particulier celles se réclamant de l'héritage de Marx et d'écologie politique, est un essai qui se veut à la fois théorique et stratégique, dans un contexte bien précis, qui est celui de l'urgence climatique (et économique et sociale). Théorique, en ce que l'auteur entend distinguer des besoins "authentiques"/"réels"/"radicaux" de ceux dits "artificiels"/"néfastes". Mais aussi stratégique, puisque, à l'aide de nombreux exemples ou parallèles historiques, - et dans une moindre mesure contemporains - il souhaite déterminer les moyens et possibilités dont les mouvements sociaux devraient se doter pour (rien que ça), faire advenir la "révolution des besoins radicaux" que Marx appelait de ses voeux.


Avant d'analyser et critiquer ce que le livre propose, quelques remarques : l'ouvrage est à la croisée de la théorie politique, de la philosophie politique, de l'économie politique et, de manière moins prégnante, de la sociologie. Cela confère donc à cet ouvrage un statut particulier, à savoir celui d'un essai axiologiquement chargé, mais qui s'appuie sur de nombreuses recherches (historiques et statistiques). Assez facile à lire, écrit dans un ton plutôt souvent dynamique, il se commence par une entrée en matière surprenante, propre à embarquer : l'expérience de l'obscurité altérée par la pollution lumineuse engendrée par l'activité sociale et économique. Il y présente l'émergence de revendications et de contestations propres à cette situation, pour revendiquer un "droit à l'obscurité", droit qui se voit rogné par la logique capitaliste d'extension de la valeur (de là, un rappel historique de l'étroite liaison entre activité industrielle et système d'éclairage). Cette présentation présente l'avantage de concentrer l'ensemble des aspects qu'il développe ensuite de l'ouvrage et d'évoquer la question, selon lui centrale à l'heure de l'urgence climatique, des "besoins", et de leur définition dans un cadre socio-productif comme celui du capitalisme.
Je ne vais pas particulièrement m'étendre sur l'ensemble des thèses qu'il développe, sur le détail des différents besoins, je recommande pour cela d'écouter une des émissions dans lesquelles il est intervenu, ou de lire un compte-rendu. En revanche, je vais me pencher sur les implications, raccourcis et impensés de son travail.


D'emblée, le ton est donné : il s'agit de contrer le règne de la marchandise et de ses commanditaires, son emprise sur les individus (l'aliénation par le consumérisme), son développement effréné au mépris de toute considération extérieure (l'exploitation par le productivisme). Revenant sur les écrits de Karl Marx qui sont souvent qualifiés de "jeunesse" (notamment L'idéologie allemande, ou Misère de la Philosophie), il rappelle que les mouvements révolutionnaires ne peuvent que se poser la question du type de production et de besoins qui sont à privilégier. De fait, il tente de mettre en relation les deux sphères sociales de la marchandise historiquement dissociées : la production (et donc les producteur·ice·s) et la consommation (et donc les consommateur·ice·s). Ce n'est qu'à cette condition de la jonction entre luttes des syndicats de travailleur·se·s et associations de consommateur·ice·s (ou groupes écolos jugeant que la lutte contre les entreprises détruisant l'environnement se mène via le boycott et le retrait de la sphère de la consommation) que productivisme et consumérisme peuvent être dépassés.


Pour aboutir à cette conclusion, il s'agit de déterminer (collectivement) les besoins jugés authentiques, et de déterminer puis de se débarrasser des besoins inutiles normalisés ou de récupérer ceux radicaux et authentiques annexés par le capital. Il faut encore que, via le groupe, les individus se "décolonisent" (se "désaliénisent" dit-il) des besoins inutiles. Une fois l'addiction levée, les individus peuvent s'organiser. L'auteur propose - et c'est rare dans les milieux politiques de gauche radicale - de faire de l'extension de la garantie légale, sur certains biens et services répondant aux critères collectivement établis des besoins authentiques, un véritable objet de lutte sociale. "La garantie relève de la lutte des classes" dixit Keucheyan. En effet, la vitesse de la circulation des marchandises est le levier principal des capitalistes pour s'arroger des profits. Si la rotation des marchandises s'accélère, alors leur plus-value peut augmenter; et ces entreprises créeront et inonderont de nouveaux marchés - ceci en suscitant nécessairement de nouveaux besoins. Mais, et c'est essentiel, il ne s'agit pas d'une critique de la marchandise en tant que telle : il est question d'usage. Or, toute marchandise a un usage. Donc, toute marchandise répond à un besoin. La question est de savoir si ce besoin peut être satisfait de manière non-néfaste. Voilà pour le versant consommation. Evidemment, il faudrait que les biens produits soient eux-mêmes en cohérence avec les différentes exigences de ce qu'est un besoin radical/authentique, et dans des conditions ne relevant pas de l'exploitation. Cette partie emporte moins l'adhésion, dans la mesure où son développement est moins concret et parait moins accessible. Se fondant sur l'expérience de la Commune de Paris et sur leur slogan "Pour un communisme de luxe", qu'il lie au projet d'extension de la garantie, l'auteur juge que la sphère de la production peut et doit s'attacher bien plus à la "bien-façon" (expression personnelle et non de l'auteur, pour reprendre en miroir inversé le titre d'un ouvrage de Frédéric Lordon, La malfaçon) des objets, qui seront de qualité (puisque les biens seront produits de manière plus sobre). L'idée n'est pas de démocratiser une sorte de luxe en tant que secteur relevant actuellement d'un style de vie bourgeois, permettant de se distinguer (cf. Bourdieu). Mais, de manière plus radicale, d'abolir les frontières entre art et vie, de mettre à porter de chacun·e des biens durables, robustes, démontables, bref, "émancipés" comme il le dit, grâce à une "infrastructure de l'égalité".


Si le contenu général et la manière dont il est amené, présenté, mis en valeur est intéressant, il peut parfois porter à la répétition, voire aux raccourcis ou aux facilités de langage. Ainsi, Keucheyan passe un peu vite sur la définition de la classe capitaliste. S'il passe un temps considérable à réinscrire historiquement les différents mouvements qu'il présente ("Débiteurs anonymes", associations de consommateur·ice·s, la Commune, les auteur·ice·s s'inscrivant dans le sillage de Marx et élaborant une théorie des besoins - à savoir André Gorz et Agnes Heller -, le capitalisme logistique), il tombe parfois dans une forme d'érudition (name-dropping, détour spéculatif permettant une opposition ou un parallèle, mais superficiel) qui ne sert pas toujours la réflexion et la démonstration.Si la cohérence de sa prise de position ne fait aucun doute, ce n'est pas autant le cas sur l'objet qu'il examine, car les références comme les différents domaines du champ social sont foisonnantes, au détriment de leur imbrication. Et il passe curieusement rapidement sur certaines transformations et évolutions essentielles que le capitalisme a connu, dont l'analyse est cependant cruciale pour saisir son objet sous toutes ses formes.


Pour autant, son approche par les besoins est particulièrement intéressante : j'étais curieux de savoir comment il allait déterminer les conditions de distinction des besoins artificiels de ceux jugés authentiques. C'est en effet un champ de la philosophie qui a toujours été exploité dans un registre hautement normatif. En dernière instance, c'est le problème de "la vie bonne" auquel de nombreuses philosophies se sont confrontées, qui s'est accompagné d'un cortège de considérations qui se révèlent socialement situées, reflétant surtout les préférences de l'intellectuel. Il évite ainsi le double écueil de l'essentialisme (consistant à fixer une ontologie du besoin) et du paternalisme (consistant à définir les préceptes des besoins authentiques), en se cantonnant à évoquer les limites environnementales, productives et plus largement néfastes de l'usage de certains biens. Cette détermination des besoins authentiques ne peut que s'élaborer de manière dialogique, et plus précisément, agonistique (c'est dans des associations, des collectifs, des "conseils" que de telles décisions se prennent). Il n'était pas évident non plus de reprendre le terme "d'aliénation", fortement connoté, souvent utilisé par des intellectuels au sujet de dominés. Ici, l'usage du terme et le déploiement de l'analyse s'articulent autour d'une définition axiologiquement neutre de l'aliénation : est aliénée, toute personne qui se retrouve dépossédée et dans un état différent de celui qu'elle occupait de manière antérieure, sans que cela provienne d'elle. Est écartée la question de l'ontologie humaine.


Dans un autre registre, le monde militant de gauche radicale est divisé sur les questions stratégiques dans le domaine socio-économique (et environnemental). Les débats et les stratégies se polarisent souvent de manière caricaturale entre, disons, un camp "marxiste", "matérialiste", qui prône l'action dans la sphère de la production, par le triptyque "grève, manifestation, blocage", et un camp "écolo", "idéaliste", qui appelle au pouvoir du consommateur, qui peut sanctionner les entreprises individuellement (ou en groupe), via le boycott ou le buycott, dans une analogie entre vote (pouvoir dit citoyen) et consommation (pouvoir d'achat). Les premiers reprochent souvent aux seconds leur manque d'efficacité : le statut de consommateur·ice atomise les individus, séparés de leurs groupes sociaux dans l'acte de vente. Sur ce plan, leurs décisions de (non-)consommation ne pèsent pas lourd dans la demande globale adressée aux entreprises (on peut reprendre ce que disait Sartre sur les situations nous plaçant dans un mode d'existence sérielle ou d'existence en groupe). Or, Keucheyan apparaît lever le problème en appelant une jonction croissante entre producteur·ice·s et consommateur·ice·s, grâce à des exemples historiques (associations de consommateurs-producteurs).


Néanmoins, des soucis majeurs subsistent, à commencer par la réalisation de ce qu'il annonce. Quelles sont les conditions sociales de possibilité aujourd'hui, laissant augurer d'une alliance entre consommateur·ice·s et producteur·ice·s ? Les quelques situations, notamment sur le plan des luttes environnementales questionnant la production, ne semblent pas toujours pouvoir concilier les "deux mondes" (ainsi d'Ende Gelände). Keucheyan explique bien les différends et différences de positionnement sur la question environnementale entre mouvements dits ouvriers et écologistes, tout en soulignant à quel point ils sont dus à un cadrage historique sur la question (l'enjeu environnemental a été insuffisamment structuré autour de celui des inégalités sociales). Mais à mon sens, le détour par la structure des mouvements sociaux, du type de répertoires d'action collective, et in fine d'habitus des individus composant ces deux sphères, permet d'expliquer ce fossé et le risque qu'il perdure. Les symboles, les types d'action et les "styles", "manières d'être" de ces deux groupes sont dans l'ensemble éloignés. Les mondes populaires et ouvriers mobilisent certainement des valeurs écologistes, mais dans un style populaire, qui n'a pas tant en commun avec le style des mouvements écolos, bien plus peuplés d'individus CSP+, blancs, non-racisés. Cette ligne de fracture parait néanmoins pouvoir se briser dans certains événements (il faudrait examiner la jonction entre écologie populaire et mouvements écolos traditionnels/jeunes lors des manifestations des Gilets Jaunes).


A mon sens, Keucheyan tombe dans un écueil assez classique des écrits marxiens : la concentration sur la sphère productive, et donc sur la question des classes sociales, des inégalités socio-économiques, de la possession des moyens de production, de l'exploitation. Il ne se penche jamais vraiment sur les autres rapports de domination, qu'ils relèvent de la race ou du genre (il ne fait qu'évoquer, en passant, la prévalence des troubles de la consommation compulsive chez les femmes, ce qui sous-entend une structure inégalitaire de la consommation et des besoins chez les hommes et les femmes). Il me semble pourtant absolument essentiel de réfléchir aux besoins authentiques selon la race et le genre, au risque sinon d'occulter les dimensions sous-jacentes à la reconduite de besoins artificiels chez les femmes et les racisé·e·s, causées par les inégalités, les stéréotypes sociaux et les discriminations. Les différents mythes sociaux associent certaines valeurs et certains comportements à ces catégories de personnes, les poussant à adopter des besoins tout à fait néfastes et artificiels (exemples : l'épilation, les régimes alimentaires ; le blanchiment de peau, la chirurgie esthétique, les soins au corps). Evidemment, le marché capitaliste exploite ces stéréotypes pour segmenter l'offre et accroître les marges. Mais il est absolument illusoire de considérer qu'il suffit d'évoquer la question d'un point de vue environnemental ou du point de vue du "néfaste" pour clore le sujet : ceux-ci doivent être pris à bras-le-corps. De même, dans une structure sociale asymétrique, distribuant les ressources valorisées de manière inégalitaire, chacun·e ne peut réellement satisfaire ses besoins dits radicaux selon ces mêmes propriétés sociales.
Il s'agit ainsi de réfléchir aux conditions de possibilité de la prise en compte de ces situations sociales, dans une société hiérarchisée de manière multiple, qui ne place pas tout le monde à un même niveau face à la marchandise, et ce selon des facteurs s'ajoutant à celui de la classe (de production). Les délibérations collectives devant s'atteler à définir les besoins radicaux ne peuvent donc faire l'impasse sur l'asymétrie des rapports sociaux de genre et de race, mais aussi de classe - l'appartenance de classe engendre des êtres différents dans leur relation à la marchandise et donc des représentations différenciées des besoins. De tels espaces devront mettre au jour les particularismes sociaux, pour mieux cibler ces besoins surnuméraires et artificiels, et s'attacher à lever ces rapports de domination. Les travaux de sociologie ont également bien mis au jour l'investissement inégal des femmes et des hommes dans la consommation : pour que les besoins radicaux soient réalisés, encore faut-il que la domination masculine soit abolie, afin que les femmes puissent disposer d'une simple journée (et non du "double shift"). Le chemin est donc bien long et compliqué...


Enfin, l'ouvrage de Keucheyan, pour un ouvrage menant à la construction d'un angle d'attaque des mouvements sociaux, donc à une stratégie, raisonne étonnamment peu de manière prévoyante. Il ne cesse effectivement d'évoquer l'ensemble des choses que devront faire les capitalistes, l'évolution du rapport de forces dans un sens favorable aux dominés s'ils parviennent à réunir toutes les conditions de possibilité d'une lutte victorieuse. Mais il anticipe insuffisamment l'ensemble des moyens à disposition du capital aujourd'hui pour réussir à contrer les mouvements sociaux. Luc Boltanski disait à raison que "le pouvoir est de plus en plus savant". Les capitalistes savent faire face aux mouvements sociaux, que ce soit en ayant recours à la main droite de l'Etat (et donc à la police), mais aussi aux travailleur·se·s en sous-traitance, ou celles/ceux dont la situation rend difficile la mobilisation. La mondialisation et l'ouverture de nouveaux marchés permet également de pallier probablement les blocages logistiques ou boycott joints aux grèves que Keucheyan évoque : les multinationales disposent fréquemment de nombreux débouchés. Ce qui me permet de clore ma critique en déplorant le manque de construction du "champ" du pouvoir actuel : une telle entreprise aurait permis de mobiliser utilement les auteurs comme Gramsci ou Poulantzas de temps à autre soulevés dans l'ouvrage. Une rapide analyse du contexte actuel permet effectivement de réaliser que l'offensive se situe plutôt du côté du capital et que la répression s'exerce sur la plupart des mouvements sociaux. Je suis donc circonspect quant à la capacité d'organisation hors de la "réaction" des mouvements sociaux. Cela dit, ce dont parle Keucheyan est un processus de construction progressif, de jonction entre différents espaces de mouvements sociaux peu habitués à s'allier, qui nécessite donc du temps. Et un peu d'espérance ? En se remettant aux processus de décision collective, délibératif, peut-on imaginer un espace de conciliation entre individus autour de la sortie du capitalisme et de la satisfaction de toute une sorte de besoin par un panel de marchandises infini ? Je ne pense pas que cette prise de décision ne soit possible sans une forme de coercition (par un renversement de l'autorité) ou sans faire l'économie d'une conquête du pouvoir par les institutions représentatives.


Au total, l'ouvrage, qui semble extrêmement précis, minutieux, est aussi parfois fourre-tout et restreint le regard et le spectre d'analyse : certains processus, institutions sont oubliées. Qu'en sont-ils des forces politiques et des partis ? L'exemple de la Loi Hamon sur l'extension de la durée légale de la garantie souligne l'importance de la conquête du pouvoir - que Keucheyan règle par la formule magique du "rapport des forces" et de son équilibre, qui permet de régler, dans un jeu de langage bien compris par les marxistes, trotskistes et militant·e·s syndica·ux·les, la question du jeu politique. Les avantages de ce genre d'ouvrage (érudition, rigueur épistémologique, etc) s'accompagnent finalement des écueils habituels : restriction imposée par le champ du livre, minimisation du poids de certaines institutions, prospective parcellaire.

Argentoine
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le 31 oct. 2019

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